Le Quotidien de l'Art

Tino Sehgal convoque l’intime de chaque visiteur au Palais de Tokyo

Tino Sehgal convoque l’intime de chaque visiteur au Palais de Tokyo
Philippe Parreno, Annlee de Tino Sehgal, dessiné au Palais de Tokyo, 2013. Crayon sur papier.

Profitant de la Carte blanche du Palais de Tokyo, Tino Sehgal instaure un dialogue troublant avec le visiteur par le biais d’individus aux apparitions aussi énigmatiques qu’éphémères qui invitent au questionnement.

Elle surgit sans crier gare, avec des gestes d’elfe gracile, et attaque sans ambages, avec un accent à la Jean Seberg : « C’est quoi, l’énigme ? », s’entend-on alors demander. Question qui, bien sûr, ne cherche aucune résolution, elle est simplement destinée à mettre le corps et l’esprit aux aguets, elle sert de troublante entrée en matière à une très troublante exposition. Le Palais de Tokyo s’offre en effet tout entier à la quintessence de Tino Sehgal, en un parcours follement libre qui convoque en chaque visiteur l’intime et les larmes, le désir de prêter oreille ou de taper du pied, l’inquiétude et la joie. Aussitôt dépêtré (en bafouillant, le plus souvent) de la première pythie, à peine quelques instants de repos, sous les lumières colorées d’un plafond de Daniel Buren, et voilà dans la grande galerie une seconde attaque surprise. C’est un enfant, cette fois, qui vous prend par la main, avec une autre devinette : « C’est quoi, le progrès, selon toi ? ». Échange doux et éprouvant, le gamin ne lâche rien, jusqu’à vous mener vers un adolescent, tout aussi perspicace. Où donc ont-ils appris la rhétorique, ces guides dédiés à nous perdre ? Nulle part, ils sont simples quidams, comme vous et moi, choisis par l’artiste pour leur personnalité, tout simplement. La suite de la balade est à l’encan, qu’on tombe sur un poète à bonnet ou une tendre retraitée : ces dialogues impromptus, qui cessent comme par magie, comme si ces interlocuteurs n’avaient jamais existé, poussent chaque visiteur dans ses retranchements, tirant les paraboles les plus quotidiennes vers les inquiétudes les plus métaphysiques. Vous voilà mûr pour poursuivre l’expérience. Le plus dur est passé, ne reste qu’à se laisser porter, emporter par la foule. Elle déboule à l’étage inférieur, au fond d’un espace livré au soleil comme rarement. Armée de zombies, automates et taiseux, peu à peu elle forme agora, peu à peu elle se fait mélodie, harmonie, peu à peu elle emporte chaque visiteur dans sa communion. Peut-être un de ses anonymes s’approchera-t-il, pour vous livrer son histoire des plus personnelles ; peut-être serez-vous livré à vous-même… Il faudra alors se réfugier dans la petite salle sous l’escalier, pour une autre communion. Elle a lieu dans le noir, celle-là. Autour de vous, des voix chuintent, claquent, tâtonnent, et le chant s’emporte doucement. De plus en plus énergique, frénétique, percussif, il libère le corps et l’esprit, dans une obscurité bénie. Mais il n’est pas encore temps de souffler. Un peu plus loin, dans l’ovale de la salle de cinéma, la petite Ann-Lee s’est réfugiée. Ressuscitée par Tino Sehgal, l’héroïne de manga promise à mille vies par Pierre Huyghe et Philippe Parreno fait à nouveau irruption dans notre espace-temps, comme elle l’avait fait en ce même lieu, il y a trois ans, pour la carte blanche offerte à ce dernier. Mais elle s’est trouvé cette fois un complice pour explorer sa nouvelle vie en quatre dimensions : un petit Marcel, héraut du droit à la paresse. Elle aussi a pour lui une énigme : « Qu’aimes-tu le plus faire dans la vie ? ». Respirer, répond-il. « Mais as-tu déjà respiré dehors ? En dehors d’un espace d’exposition ? », poursuit-elle, funambule d’entre deux existences. C’est alors qu’il lui prend la main, pour l’emmener dans la vraie vie : là même où ces énigmes soulevées au palais continueront à respirer en nous.

CARTE BLANCHE À TINO SEHGAL, jusqu’au 18 décembre, ouvert de midi à 20 heures,

Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 81 97 35 88,

http://www.palaisdetokyo.com

Article issu de l'édition N°1155