Le Quotidien de l'Art

Censure, autocensure : ce que les expositions ne montrent pas

Censure, autocensure : ce que les expositions ne montrent pas
Kader Attia, Ghost, 2007Installation, feuilles d’aluminium compressées, dimensions variables. Œuvre présentée dans l’exposition personnelle de Kader Attia. « ReparaRenacer » au MAMBO, à Bogota en 2024.
Photo by Gregorio Díaz. Courtesy de l’artiste et du MAMBO, Bogota.

Face aux pressions politiques ou économiques, les institutions culturelles peinent aujourd'hui à conserver leur autonomie critique. Plutôt qu’une censure directe, un contrôle feutré s’exerce, dictant ce qui peut être montré, de quelle manière et où. Comment composer avec ces limites ?

Le 18 mars 2015, la direction du Museu d’Art Contemporani de Barcelona (MACBA) annulait in extremis l’inauguration de l’exposition « La Bestia i el Sobirà » (La Bête et le Souverain), à la stupeur générale des commissaires et artistes impliqués. En cause : une œuvre jugée inacceptable par Bartomeu Marí, alors directeur du musée, qui avait pourtant préalablement validé l’intégralité des pièces de l’exposition. Not Dressed for Conquering / Haute Couture 04 Transport de l’artiste autrichienne Ines Doujak représente une scène irrévérencieuse où un personnage identifiable comme l’ex-roi d'Espagne Juan Carlos subit une sodomie grotesque, mêlant figures du pouvoir, bestialité et renversement des hiérarchies coloniales et sexuelles. Dans un premier temps, l’annulation provoqua un tollé dans le milieu de l’art, qui dénonça une censure institutionnelle brutale. Sous la pression médiatique et les protestations des commissaires Paul B. Preciado et Valentín Roma, l’exposition ouvrit finalement trois jours plus tard. Mais l’incident provoqua un séisme : le licenciement des commissaires, puis la démission de Bartomeu Marí révélèrent une profonde crise de gouvernance au sein du MACBA, mettant en lumière la vulnérabilité des institutions artistiques face aux injonctions politiques plus ou moins intériorisées.

Au-delà du scandale, l’affaire questionne la souveraineté du musée, tiraillé entre espace critique et instrument du pouvoir. À travers l’analyse de ce cas d'autocensure, c’est toute une réflexion sur le rôle des institutions culturelles dans la fabrique du visible qui se dessine. L’exposition « La Bête et le Souverain » s’inspirait du dernier séminaire de Jacques Derrida, où il analysait la relation ambiguë entre souveraineté et animalité. Le pouvoir souverain, selon le philosophe, oscille entre la figure du monarque absolu et celle de la bête, incarnation de l’instinct et de la menace. L’œuvre d’Ines Doujak matérialise cette tension : en renversant le corps du roi, elle met en crise l’idée même d’une autorité inviolable. La réaction du MACBA révèle alors un paradoxe fondamental : le musée d’art contemporain, historiquement pensé comme un espace d’émancipation critique, peut-il encore résister aux logiques du pouvoir ? Aux contraintes économiques ? À l'ingérence des nouveaux mécènes ? Ou à l’autocensure ? Car en tentant de censurer une œuvre qui interroge la souveraineté, l’institution a elle-même démontré son asservissement aux forces qui cherchent à la contrôler.

Territoire disputé

L’affaire du MACBA s’inscrit dans une dynamique plus vaste de régulation. Contrairement aux censures autoritaires du passé, qui visaient à interdire frontalement, les dispositifs contemporains fonctionnent selon une logique plus insidieuse : plutôt que d’éliminer une œuvre, on en contrôle les conditions d’exposition, on en neutralise la portée critique en jouant sur les mécanismes de légitimation. Ainsi, Not Dressed for Conquering / Haute Couture 04 Transport n’a pas été véritablement interdite : elle a circulé sur internet, et elle a été abondamment commentée. En revanche, c'est son inscription…

Censure, autocensure : ce que les expositions ne montrent pas
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Article issu de l'édition N°2998