En avril 2024, l’artiste brésilienne Mayara Ferrão a dévoilé sur Instagram une série de photographies inédites. Des clichés en noir et blanc, comme abîmés par le temps, qui semblent tout droit sortis de vieux greniers. En quelques heures, ces images de femmes autochtones s'embrassant dans la forêt amazonienne ou au milieu d'un fleuve ont obtenu des milliers de likes. Seulement voilà, ces amours n’ont jamais existé. Ou plutôt : ils n’ont laissé aucune trace. Les archives ont été fabriquées de toutes pièces par l'artiste grâce à l’intelligence artificielle pour sa série « Álbum de desesquecimentos » (Album de l'oubli). « Les photographies faites avec l’IA sont confondues avec des images d’archives, explique Mayara Ferrão. Cela a beaucoup touché les gens parce que ce sont des images qui n’ont jamais été vues. Et elles n'ont pas été vues parce qu’elles ne pouvaient pas exister. »
Griot numérique
En manipulant l’IA, Mayara Ferrão s'est rendu compte que la machine n'était pas capable de représenter des corps noirs heureux au XIXe siècle. « On dit que l’IA est raciste, mais c'est parce qu’elle est créée et manipulée par des personnes sans imaginaire noir. Elle est incapable de produire ces images de femmes brésiliennes noires et lesbiennes dans le passé, car elle n’a aucune référence. » Mayara Ferrão entraîne l’IA avec du texte, des directives (prompts, ndlr) cinématographiques et des descriptions esthétiques précises, sans jamais l’alimenter de photographies réelles. Ainsi l’IA devient un espace de réécriture, un laboratoire qui permet de reconstituer le passé et restituer des souvenirs.
Une vision partagée par Isabelle Arvers, critique d’art et commissaire d’exposition spécialisée dans les arts numériques et le jeu vidéo. Selon elle, l’IA est un moyen d'imposer des valeurs en occupant le terrain numérique. « Il faut nourrir ces IA d'images qui ne soient pas celles des musées, affirme-t-elle. Nous devons représenter d’autres formes de relations, de présentations, de cosmologies. Il y a urgence : il faut décoloniser les imaginaires. »
Bousculer les représentations, c’est aussi la proposition de l’artiste américain Rashaad Newsome, en créant Being (the Digital Griot), une « intelligence artificielle humanoïde sociale ». Soit un robot, paré de métal rouge et or, qui danse le voguing. Inspiré des griots d'Afrique de l'Ouest, figures centrales dans la transmission des récits, des savoirs et des traditions, Being cherche à tisser des liens entre les questions d’héritage, de races et de cultures, sous la forme d’une expérience immersive. L’algorithme a été conçu à partir des recherches « contre-hégémoniques » de l’artiste, en intégrant des textes de penseuses et penseurs comme bell hooks et Paulo Freire, avec l’ambition de « mettre en évidence d’autres histoires, d’autres archives, comme des textes abolitionnistes, queers et féministes ». Pour Rashaad Newsome comme pour Mayara Ferrão, l’IA incarne ainsi une nouvelle manière de questionner les récits dominants.
Adoucir le passé : l’utopie ultra-futuriste
C'est un peu malgré elle que Mayara Ferrão s’est imposée au Brésil comme une figure de l’art généré par intelligence artificielle. « Je ne suis pas une artiste IA », confie-t-elle. À Salvador de Bahia, autrefois port de débarquement majeur des esclaves africains, l’artiste explore les archives publiques, « des images violentes, déshumanisantes, de corps noirs photographiés sans consentement ». Elle décide de rendre ces images « plus positives ». « Pour moi, l’avenir ne ressemble pas à un monde ultra-futuriste. Le surréel, ce ne sont pas des machines qui parlent, c’est imaginer des femmes noires, au temps de la colonisation, s’aimer et vivre leurs amours. C’est ça l’utopie. » Comme des photos de famille qui appartiendraient à toutes et tous, Mayara Ferrão a souhaité « fabriquer des souvenirs ». L’IA permet de réhabiliter des identités qui n’ont pas eu leur place dans l’histoire officielle : « Avant tout, je crée des images parce que j’ai besoin qu’elles existent, j'ai besoin de les voir. »
Sur la scène francophone également, des artistes s'intéressent à l’histoire des possibles grâce à l'intelligence artificielle. En octobre 2023, Seumboy Vrainom :€ (par ailleurs fondateur de la chaîne d'information Histoires crépues, ndlr) présentait son travail dans l’exposition « Il manque des images pour s’en rappeler », à la Fondation du doute, à Blois. En mélangeant les genres, l'artiste confronte l’histoire : « Comment vivre dans le pays qui a formaté la mémoire de nos ancêtres ? » Seumboy Vrainom :€ a fusionné les créations de la machine issues de ses prompts avec des images populaires ou des références personnelles. « On retrouve le sourire de ma grand-mère, les vêtements d’une tante, le regard de mon frère, mais aussi des arbres, symboles de vie, de famille, de transmission, explique-t-il en préambule de l'exposition. Ce sont les symboles d’un temps plus long, qui s’étend des racines aux fleurs. Ils résonnent avec les problématiques de la diaspora africaine en France. » Alors que l’IA peut nourrir la crainte d’un futur orienté vers la productivité et les technologies, pour certains artistes issus des minorités, elle offre un retour inespéré vers le passé.