Sous la voûte de verre du musée des beaux-arts de Santiago, l'œuvre de Máximo Corvalán-Pincheira saisit par son aspect gargantuesque. OIR-RIO recycle l’eau du fleuve Mapocho, qui traverse la capitale chilienne. L’installation porte une question environnementale liée aux crues et aux sécheresses. Un enjeu sociétal, le fleuve étant pollué par l’usage de médicaments et la mémoire de ceux qui y sont morts lors de la dictature de Pinochet (1973-1990) ou de l’estallido social, mouvement populaire de 2019. Face à une œuvre si impressionnante dans un lieu si emblématique, il est déstabilisant d’entendre son auteur expliquer combien il est dur de vivre de l’art au Chili. « La relation du Chili avec l'art contemporain est très distante… Contrairement à l'Argentine, le Mexique ou le Brésil. C'est lié à la politique culturelle, qui n'accorde pas de soutien suffisant. Je passe mon temps à remplir des documents pour obtenir des bourses du gouvernement… », souffle-t-il.
Se projeter
D’après Patrick Hamilton, artiste chilien vivant en Espagne, « pour que les artistes d’un pays acquièrent une visibilité internationale, ou même nationale, il faut des éléments dont le Chili ne dispose pas : des collectionneurs, un intérêt et un soutien étatique, un marché de l’art… ». Le pays a beau être l’un des plus développés de la région du point de vue économique, les arts visuels n’y ont pas leur part. Les lieux d’exposition sont peu nombreux, même au sein de la capitale, et n’attirent pas les artistes étrangers. Les seules sources potentielles de revenus sont les bourses gouvernementales, ce qui freine l’internationalisation des carrières. Patrick Hamilton déplore aussi le manque de professionnalisation du milieu et l’opacité des procédures de nominations aux directions de musées et de lieux culturels.
Valentina Canseco, Française d'origines chilienne et brésilienne, exposée à la foire Mira, à Paris, reconnaît n’avoir jamais entendu parler du marché de l’art chilien. Mira n'a exposé que quatre artistes ayant un lien avec le Chili, sur 57 au total. « Les artistes chiliens que je connais sont soit indépendants, soit représentés par des galeries internationales », constate-t-elle.
Dans cette situation, s’expatrier apparaît souvent comme l’unique solution. « Pour n’importe quel artiste, il est important de sortir de son environnement, de son quotidien. Mais pour les Chiliens, c’est également lié au manque d’opportunités », insiste Patrick Hamilton. Pablo Linsambarth est le seul des quatre artistes liés au Chili présentés à Mira à vivre en partie dans le pays. Ses peintures aux couleurs pop se font l’écho de l’histoire dictatoriale. Son père a été torturé, sa mère obligée de se cacher, et son grand-oncle, musicien, fait partie des 1 500 disparus. « Le Chili est intrinsèque à mon travail et j’adorerais pouvoir y vivre à 100 %, mais c’est trop difficile, regrette-t-il. Je ne suis pas le seul de cet avis. Mes amis d’études ont tous un atelier à l’étranger, que ce soit à Madrid, Paris, New York, Mexico… Des lieux où l’on peut se projeter. »
« Pars pour que ça aille bien, reviens pour que ça aille encore mieux »
Trinidad Vildósola Espaliat, jeune artiste diplômée de l’université de Santiago en 2020, indique qu’on lui demande fréquemment ce que signifie être artiste. « Ça montre bien que l’État ne se préoccupe pas de diffuser l’art au Chili, affirme-t-elle, que cela reste très élitiste, fermé. » Elle révèle qu’il y a un dicton dans le pays : « Pars pour que ça aille bien, reviens pour que ça aille encore mieux. » Selon Trina (son nom d’artiste), le Chili regarde continuellement ce qu’il se passe à l’extérieur, notamment pour ce qui a trait à l’art contemporain. « Par exemple, cela fait une éternité que de nombreux artistes chiliens travaillent sur les ressorts de la colonisation et de la décolonisation sans obtenir aucune reconnaissance. Mais maintenant que c’est une thématique de plus en plus présente en Europe, on s’intéresse enfin à eux ! », s'agace-t-elle.
Cette dynamique est la principale source d’inspiration de Dominique Bradbury, artiste chilienne exposée à Art Paris en 2023. « Je ne sais pas si c’est une empreinte de la colonisation, mais ce qui m’interpelle, c’est cette aspiration de l’Amérique latine à être ici, mais à regarder là-bas », déclare-t-elle. Pourtant, elle est l’une des rares à faire preuve d’optimisme quant à l’avenir de l’art au Chili. Elle perçoit une nouvelle énergie, très récente reconnaît-elle, liée notamment à l’ouverture de lieux indépendants et de galeries en quête de partenariats avec les pays voisins.