Le Quotidien de l'Art

Expositions

Matthew Barney, à la limite des corps

Matthew Barney, à la limite des corps
Matthew Barney, "SECONDARY", 2023, photo de production.
© Photo de production Julieta Cervantes/ © Matthew Barney/Courtesy de l’artiste, Gladstone gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et galerie Max Hetzler

Source de rassemblement et de division, d'émoi et de déception, de satisfaction et de frustration, le sport possède, à titre individuel et dans le corps social, une fonction dépassant le simple champ du divertissement. Pratiqué à haut niveau, il permet de faire l'expérience concrète de ses propres limites. Pour ceux qui le regardent, il est un moyen d'exorciser des passions et des peurs refoulées... Le tout en répondant à une mise en scène prodigieusement orchestrée d'après des principes et des règles d'une rigueur implacable. Ancien joueur de football américain, Matthew Barney (né en 1967) connaît bien cet univers associant souvent brutalité et discipline, où le corps est sans cesse soumis à de nouveaux défis. Son œuvre vidéographique SECONDARY (2023), pièce maîtresse de sa première exposition institutionnelle en France depuis une décennie, puise ses sources dans un célèbre match de football américain de 1978 au cours duquel un joueur des Patriots, Darryl Stingley, fut fatalement heurté et paralysé à vie. Face à la cour arborée de la Fondation Cartier, l'artiste déploie sur trois écrans un match entièrement chorégraphié par ses soins et ceux du danseur David Thomson. Une étrange valse rythmée par la cadence de leurs souffles et par un ping-pong de vocalisations et de chants, que le visiteur découvre installé sur un tapis dont les motifs évoquent ceux d’un terrain de football américain. À la force élémentaire de la voix et de la respiration s'oppose la dimension théâtrale du match, incarnée par l'armée de fidèles supporters de l'équipe Raiders, déguisés de la tête aux pieds. Se pose ainsi la question du culte de la célébrité, mais aussi celle de notre fascination morbide envers le fait divers – que Roland Barthes définissait comme un art de masse ayant pour rôle la préservation « de l’ambiguïté du rationnel et de l'irrationnel, de l'intelligible et de l'insondable » – dont l'horreur s'est estompée dans la société du spectacle, au profit d’une image désincarnée et diffusée en masse. C'est bien la société américaine qui se trouve au cœur des réflexions de Matthew Barney, dont l'artiste examine la violence symbolique et les rapports de force structurants, tout en convoquant, avec brio, une multiplicité d’interrogations : autour de la représentation de soi et de l'autre à l'ère des médias, du jeu comme dispositif d'évasion, ou encore de la force et la fragilité du corps.

Vue de l'exposition "SECONARY", Fondation Cartier pour l’art contemporain.
Vue de l'exposition "SECONARY", Fondation Cartier pour l’art contemporain.
© Photo Cyril Marcilhacy/Lumento.

Article issu de l'édition N°2871