Comment en êtes-vous venues à travailler toutes les trois, venant de champs différents, à cette exposition ?
Mónica de Miranda : J'ai été invitée à poser ma candidature. Lorsque j'ai rédigé ma proposition, j'ai voulu remettre en question les hiérarchies et la binarité des « grands artistes », travailler avec différentes disciplines et faire entrer à la fois les arts visuels, la recherche, la danse et la performance dans le bâtiment. Je voulais aussi que l'on puisse s'y rencontrer, que ce soit un lieu de réflexions multiples, un lieu de vie. D'où l'idée du jardin au sein duquel nous bâtissons des activités diverses avec des créateurs. J'ai présenté l'idée du jardin à Sónia et Vânia, et nous avons commencé à élaborer des idées autour de la recherche, de l'école et de la rencontre.
De manière plus générale, comment avez-vous réagi au titre principal de la biennale, « Foreigners Everywhere » (« Étrangers partout ») choisi par son commissaire Adriano Pedrosa ?
M.d.M. : Je pense qu'il implique une solution aux nationalismes, aux frontières, au bipolarisme de l'expérience coloniale. Dans sa carrière (notamment au MASP de São Paulo, ndlr), Adriano Pedrosa a abordé un grand nombre de ces sujets, remettant en question les récits nationaux et faisant entendre de nombreuses voix provenant de lieux très divers.
Vânia Gala : Je connaissais l'œuvre de Claire Fontaine qui donne son titre à la biennale. Je me souviens d'avoir eu peur en voyant ces néons. Car je vis à Londres, et on voyait à ce moment-là dans la ville des slogans tels que celui-ci, on parlait des étrangers illégaux qui étaient « partout ». C'est un titre très intéressant parce qu'il est à double sens. Il fait réfléchir aux communautés déplacées. Moi-même, je suis « déplacée » depuis 1993. Et c'est un choix très intéressant pour les artistes en exil, ceux qui ne sont pas très visibles ou dont on entend peu la voix. J'ai eu un sentiment mitigé en découvrant l'œuvre, et je pense que c'est justement ce qui est intéressant.
Sónia Vaz Borges : Étant moi-même étrangère (Sónia Vaz Borges est actuellement professeure d'histoire et d'études africaines à l'université Drexel de Philadelphie, ndlr), j'aime aussi beaucoup ce titre. Car être étranger ne se limite pas à la question du territoire national, mais concerne aussi les espaces personnels que nous occupons. Je me vois comme une étrangère, vivant aujourd'hui aux États-Unis, mais aussi comme une étrangère au Portugal, où je suis née, où j'ai grandi et vécu. Le sujet résonne beaucoup avec nos vies. Où sommes-nous étrangers ? Dans quels lieux ? D'une macro à une micro-échelle, d'un pays à une maison, d'un café à un musée, d'une église à une synagogue… Tous les espaces que nous fréquentons sont d'abord des espaces étrangers. Le processus consiste à savoir comment passer du statut d'étranger à celui de personne mieux connue dans les lieux que nous occupons.
M.d.M. : Il faut aussi réfléchir au fait que les étrangers ont des statuts différents. Notre proposition invite à s'interroger sur notre place. Avec Sónia et Vânia, nous avons une identité culturelle commune. Nous sommes toutes les trois portugaises, avec des backgrounds africains différents. C'est la première fois que le Portugal est représenté à Venise par des personnes afro-descendantes. Aussi, nous proposons un espace différent de réflexions et de connexions avec le récit colonial portugais.
À ce titre, que ressentez-vous à l'idée de représenter le Portugal dans cet événement international, né à l'époque coloniale et qui perpétue une certaine forme de compétition entre nations ?
M.d.M. : Nous inversons les choses, nous plaçons ce qui est à l'extérieur à l'intérieur, dans un jardin qui va changer tout au long de la biennale. On ne peut pas le saisir, ce n'est pas un produit, une marchandise, mais plutôt une rencontre à expérimenter. Nous avons appelé des artistes et des curateurs des pavillons à participer – pas les organisations elles-mêmes qui représentent les nations. Il y aura des rencontres avec Cindy Sissokho de France, Manal AlDowayan d'Arabie saoudite, Azu Henry Nwagbogu du Bénin... Des personnes avec lesquelles nous sommes en relation depuis longtemps. C'est important pour nous de réfléchir collectivement à ce que nous apportons à ces pavillons.
V.G. : Notre proposition est aussi une conversation ouverte pour remettre en question l'idée d'origine unique, qui était l'idéologie dominante à l'époque où est née la biennale. Non seulement en termes de représentations, mais aussi de pratiques artistiques qui ont été effacées ou qui n'ont jamais fait partie de la biennale de Venise.
Vânia Gala, en tant que chorégraphe, comment intégrez-vous cela dans le pavillon ? S'agit-il de mettre en scène les corps qui seront là ?
V.G. : Oui, c'est une mise en scène, mais elle est créée en collaboration avec le jardin. Cela fait un certain temps que je travaille sur le jardin créole et la relation à certaines pratiques noires. Notamment celle de la « position à l'envers » en Angola et dans le royaume de Galanga, qui permet d'accéder à un autre monde, aux ancêtres et aux esprits. On retrouve cela dans le sud des États-Unis, dans certaines cosmologies. J'ai aussi réfléchi au lieu que nous occupons, un palais. Nous introduisons un jardin créole dans un espace qui ressemble beaucoup à un espace scientifique. Cette conversation, simplement avec l'espace, est très intéressante. J'ai aussi travaillé à la relation à certaines odeurs et aux plantes curatives, comme le gingembre. Je conçois les performances autour de ces idées et de la multiplicité des pratiques qui se rencontrent, « la tête en bas ».
Ce jardin est-il conçu comme un safe space ?
V.G. : Il est plutôt lié à la pensée d'Édouard Glissant et à l'idée des jardins créoles créés par les esclaves dans les plantations. C'étaient des lieux de guérison, où l'on entrait en contact avec sa propre cosmologie. Ces jardins comptaient des plantes très différentes, en contact les unes avec les autres, comme leurs racines. Cela rejoint l'idée de différence sans séparabilité, d'un tout avec des éléments différents en relation qui se nourrissent les uns les autres. Notre pavillon est basé de diverses manières sur ces idées d'alimentation, de guérison, de récits cosmologiques.
S.V.B. : Les jardins créoles furent aussi, dans les anciennes colonies portugaises d'Afrique, des poches de résistance créées par le PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, ndlr). Dans ces zones libérées, on a bâti des communautés, avec des écoles, des hôpitaux, des commerces. La nature y était utilisée pour se protéger des bombardements aériens aussi bien que pour l'agriculture. Notre jardin rappelle également ces récits de libération.
M.d.M. : Il ramène ces histoires du passé, mais porte aussi en lui-même une idée cyclique du temps. L'histoire coloniale existe aussi dans le présent. Le jardin est un moyen de nous rappeler que les lieux, les sols, peuvent se régénérer. Il crée une diversité contre les modes de pensée monoculturels, dans un temps cyclique où se reflètent toutes ces histoires complexes.
V.G. : Cette idée de monoculture est importante, car cela rejoint les préoccupations autour du changement climatique, qui ne sont pas déconnectées de ces récits d'extractivisme. D'une certaine manière, il s'agit d'une proposition de contre-plantation que nous envisageons pour l'avenir.
M.d.M. : C'est aussi une autre façon d'établir un lien entre notre corps humain et le corps de la nature, de sorte qu'il y a deux corps dans l'espace.
S.V.B. : À ce sujet, je voudrais citer le fondateur du PAIGC Amílcar Cabral, qui disait que protéger le sol, c'est aussi protéger l'humanité. Le jardin créole soutient ce concept qu'il a créé dans les années 1950. On doit reconnaître à quel point sont importants le sol, mais aussi les pratiques et savoirs indigènes qui participent de la protection de l'humanité. Si l'on songe à nouveau au thème de la biennale – étrangers partout –, Lisbonne a eu une longue tradition d'immigrés africains qui créaient pour leur subsistance des jardins le long des routes principales. Nous apportons du Portugal cette mémoire. Recréer cela dans le jardin, c'est une façon d'apporter cette connaissance au cœur de ce que nous faisons. C'est reconnaître l'importance de ce qu'étaient ces lieux discriminés de la ville, et les placer au centre.
Pendant les six mois de la biennale, chaque jour le pavillon sera différent, et l'expérience unique.
S.V.B. : C'est certain, parce que le jardin s'agrandit, il est vivant. Il y aura une nouvelle fleur, une plante qui aura poussé de quelques centimètres. C'est un changement constant.
M.d.M. : Nous l'avons conçu aussi en pensant aux saisons. Nous avons placé quelques orangers, mais pour l'instant, il n'y a pas d'oranges… À la fin, en novembre, il y en aura. Nous documenterons cela. Nous devrons prendre soin de ce jardin en permanence, c'est un acte écologique, comme pour une communauté. Beaucoup de propositions viendront des artistes invités, avec un vaste programme public créant une assemblée de personnes. Des sculptures resteront installées de façon permanente pour les divers événements, y compris ceux de « l'école » de Sónia, et les performances de Vânia. Elles seront fonctionnelles pour accompagner les idées des artistes, et seront donc elles aussi différentes chaque jour.
Avez-vous l'intention de conserver des archives de tout cela ?
M.d.M. : Oui, mais il s'agit d'être présent. On vit dans un monde trop globalisé où on veut avoir accès à tout dans l'instant.
S.V.B. : Nous le faisons de plusieurs façons : en s'occupant du jardin, en observant sa croissance, en partageant les connaissances. Tout cela devient une partie de l'archive vivante que le jardin représente.
V.G. : Il est intéressant de penser les archives comme étant vivantes, ce qui est très différent de la tradition des arts visuels. Comment témoigner de quelque chose qui change, et que nous ne pouvons pas contenir dans un temps et une manière fixes et rigides de regarder les choses ? Nous ne pouvons peut-être pas tout voir, mais nous pouvons être témoins de petites choses qui créent des liens et nous font réfléchir au monde d'aujourd'hui.
Actuellement, on assiste à une forte polarisation autour de questions politiques, y compris dans l'art. Ce qui se passe à Gaza, par exemple, suscite de forts antagonismes. Selon vous, le milieu de l'art a-t-il besoin d'espaces comme la « Greenhouse » pour communiquer et partager des expériences ?
S.V.B. : L'une des sessions autour de la revue The Funambulist portera justement sur la solution non étatique à partir de la lutte palestinienne. Bien sûr, le monde a besoin de plus d'espaces de ce type, mais nous avons aussi tous et toutes besoin de remettre en question notre façon de penser et d'interconnecter les espaces auxquels nous participons. Il faut aussi une pratique de la pensée anticoloniale et décoloniale, en particulier à partir des concepts de la tradition radicale noire.
M.d.M. : Il est également fondamental de comprendre et d'accompagner la relation ouverte qui peut exister entre les artistes, le public et les communautés, en amenant des voix diverses dans les musées et les espaces d'exposition. Nous en appelons, par les discussions et les performances, à un spectateur actif. Que notre art n'ait pas seulement un rôle capitaliste, mais qu'il devienne, en lui-même, un lieu de réflexion, et qu'il ouvre une discussion au sujet des moments historiques que l'on traverse.
En tant que visiteuses de la biennale, qu'attendez-vous de cet événement très particulier ?
M.d.M. : Je suis très enthousiaste à l'idée de participer à cette édition, parce que nous partageons un chemin commun avec beaucoup de personnes présentes. Nous faisons partie de cette communauté d'artistes, notamment des Afro-descendants qui représentent pour la première fois des pays européens. Par ailleurs, il y a plus de pays africains représentés que jamais auparavant, et de nombreux autochtones dans l'exposition principale. Pour moi, il est très important d'être témoin et de contribuer à cela.
S.V.G. : Pour ma part, je suis une chercheuse qui navigue dans beaucoup d'autres mondes. Je suis aussi très excitée, parce que cela va me permettre de réfléchir hors du monde universitaire et d'y amener d'autres pratiques. On parle beaucoup de décoloniser l'université, mais qu'en est-il de la pratique ? Je pense que cette biennale envisage réellement la pratique de la décolonisation.