Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

John Akomfrah : « Il y a de nombreuses histoires inachevées à raconter à Venise »

John Akomfrah : « Il y a de nombreuses histoires inachevées à raconter à Venise »
John Akomfrah.
Photo : Christian Cassiel. Courtesy Lisson Gallery.

En amont de la 60e biennale de Venise qui ouvre le 20 avril, L'Hebdo publie une série d'entretiens avec les artistes et curateurs de quatre pavillons nationaux. Ils et elles évoquent leurs ambitions et leurs attentes, dans un contexte international de bouleversements géopolitiques et sociétaux. Quatrième et dernier épisode avec l'artiste britannique John Akomfrah, né en 1957 à Accra, au Ghana. Auteur de films et d'installations conçus comme des « bricolages », où il explore les questions liées aux migrations, au colonialisme et plus récemment au désastre climatique, John Akomfrah présente au pavillon de la Grande-Bretagne le projet Listening All Night To The Rain, soutenu par le British Council.

Votre projet pour Venise est une installation entremêlant des pièces sonores. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Je travaille sur l'éthique de l'acoustique, les différentes manières d'aborder la compréhension du monde à travers le son. C'est une sorte de manifeste qui encourage l'écoute comme activisme et nouvelles façons de devenir. 

Dans un communiqué, vous affirmez être « reconnaissant d'avoir eu le temps d'explorer l'histoire complexe et la signification de ce pavillon, avec toutes les histoires qui y ont été racontées, et la nation qu'il représente ». Qu'entendez-vous par là ?

Ce à quoi je fais allusion est très prosaïque et banal. Je crois avoir assisté aux 15 dernières éditions de la biennale, j'ai vu toutes les expositions dans ce pavillon, de Gilbert & George à Steve McQueen, Chris Ofili, Sarah Lucas… Le lieu incarne cette histoire, il est hanté par ces précédents artistes. Je parle ici depuis l'intérieur de cette maison de l'art, avec son héritage complexe, ses œuvres que j'ai plus ou moins aimées. Je m'intéresse à la façon dont les récits élargis de l'histoire des huit dernières décennies, celles de la décolonisation, peuvent être entendus et s'immiscer dans ce pavillon ventriloque, le rendre poreux. Donc oui, je m'intéresse au double sens de cet héritage complexe : ce qui a été incubé et abrité là, mais aussi ce qui lui est extérieur et qui est toujours venu frapper à la porte pour entrer. Je veux rendre compte de cette dramaturgie dans cette itération du pavillon.

Que signifie, selon vous, représenter une nation dans une biennale d'art contemporain comme celle de Venise ?

Il y a une sorte de récit, de mythe officiel de ces pavillons qui appartiennent à des pays spécifiques. Mais rien n'empêche le pavillon canadien ou le pavillon britannique d'inviter des artistes d'Afrique de l'Ouest ou d'Italie. Cependant, la mythologie veut que l'artiste ait une certaine proximité culturelle ou linguistique, une affinité élective avec le pays. Bien sûr, je n'y crois pas complètement. D'un côté, on doit reconnaître la version officielle – notamment la réalité du financement par le pays organisateur –, mais on veut aussi subvertir cette version officielle. Cette mythologie n'est pas complètement une fiction, il y a des aspects de vérité, qui ne sont pas forcément agréables.

Le titre général de la biennale est « Foreigners Everywhere » (« Étrangers partout »). La persistance de pavillons nationaux a quelque chose de l'ancien monde, alors que le milieu de l'art est très poreux, avec des travailleurs qui se déplacent beaucoup. Comment résoudre cette contradiction ?

Cette histoire a plusieurs strates. Il y a quelque chose de profondément ironique, au moment où on voit en Grande-Bretagne une obsession nationale pour les étrangers qu'on veut envoyer ailleurs, dans le fait d'avoir un artiste dans le pavillon britannique qui a l'air vaguement étranger… Dans ce sens, il y a de nombreuses histoires inachevées à raconter dans ces pavillons, en particulier ceux de pays aux populations diverses, et où la diversité n'est jamais reflétée. Alors oui, c'est formidable de voir Kapwani Kiwanga au pavillon canadien, Julien Creuzet au pavillon français, Jeffrey Gibson au pavillon américain… Cet héritage compliqué sera la pièce maîtresse de ces expositions. Nous allons tous et toutes faire face à cette question : qu'est-ce que c'est de représenter une nation dans laquelle on est minorisé, d'être une personne qui est habituellement refusée et doit soudain parler au nom de cette nation ? Ce sont des questions nécessaires. Je ne sais pas comment nous allons y répondre, mais peu importe, le fait est que nous allons faire l'effort de poser ces questions, c'est déjà suffisant. Je pense que les gens survalorisent et investissent trop dans les réponses. Parfois, il faut juste trouver la bonne question.

Vous pensez qu'on demande trop aux artistes de résoudre les problèmes du monde ?

Les personnes qui demandent cela ne comprennent pas qu'une œuvre d'art génère son propre pouvoir d'action, elle ne se réfère pas toujours à quelque chose d'extérieur à elle-même. Il faut regarder l'œuvre et essayer de la comprendre, y compris en demandant à l'artiste, qui ne sait pas toujours tout ce qui s'y passe ! Je respecte l'art et son ontologie, son autonomie.

En tant que visiteur, qu'attendez-vous de la biennale de Venise, rassemblant des artistes et curateurs de nombreux pays, et des formes d'art très diverses ?

N'importe quel artiste qui vous dit qu'il n'aime pas Venise ment ! C'est vrai qu'il y a un grand brouhaha. J'aime y aller dans l'anonymat, dériver, voir ce que je veux sans être impliqué dans un processus de sélection. Ce qui est très différent de la situation dans laquelle je suis cette année, avec un pavillon ! Je suis littéralement on the spot (sur place, mais aussi sur la sellette, ndlr), ce qui est assez inconfortable, je dois le reconnaître.

Pourquoi cela ? 

J'ai travaillé dans des collectifs toute ma vie (John Akomfrah a co-fondé Black Audio Film Collective en 1986 et la société de production Smoking Dogs Films en 1998, ndlr) et je n'aime pas être seul. J'ai toute une équipe avec moi, mais l'accent est mis sur « John Akomfrah ». Cela met beaucoup de pression. Je suis injustement perçu comme le seul créateur, alors que je ne le ressens pas comme ça. Je travaille à partir de médiums basés sur le temps, donc une grande partie provient de collaborations multiples : certaines personnes filment, d'autres font du montage, du son… Mon espoir est de trouver le temps et l'énergie nécessaires pour rendre justice à toutes les personnes impliquées dans ce projet, car elles méritent toutes d'être reconnues.

Y a-t-il des expositions que vous attendez avec impatience ?

Bien sûr l'exposition principale, parce que j'aime le thème et j'espère y trouver le plus de figures possibles du Sud global, qui méritent d'être là. Et aussi les trois pavillons que j'ai mentionnés, car ce sont des amis. On sent également entre leurs curateurs un esprit d'hospitalité et de respect les uns pour les autres. Il y a un lien entre nous tous, nous sommes conscients de ces affinités. Comme je le disais au début, il y a une continuation de ces discussions inachevées au sujet des questions de représentation. C'est formidable que le pavillon français, après avoir invité Zineb Sedira la dernière fois, ait choisi Julien Creuzet, à nouveau un artiste racisé !

Le pavillon britannique de la biennale de Venise.
Le pavillon britannique de la biennale de Venise.
© John Riddy.
L’installation de John Akomfrah Arcadia en 2023 à la biennale de Sharjah.
L’installation de John Akomfrah Arcadia en 2023 à la biennale de Sharjah.
Courtesy Sharjah Art Foundation. Photo : Motaz Mawid.
John Akomfrah, Vertigo Sea, 2015, installation video HD en trois canaux.
John Akomfrah, Vertigo Sea, 2015, installation video HD en trois canaux.
© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.
John Akomfrah, Vertigo Sea, 2015, installation video HD en trois canaux.
John Akomfrah, Vertigo Sea, 2015, installation video HD en trois canaux.
© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.
John Akomfrah, FIVE MURMURATIONS, 2021, image tirée d’une vidéo, installation sur 5 écrans.
John Akomfrah, FIVE MURMURATIONS, 2021, image tirée d’une vidéo, installation sur 5 écrans.
© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.
John Akomfrah, FIVE MURMURATIONS, 2021, image tirée d’une vidéo, installation sur 5 écrans.
John Akomfrah, FIVE MURMURATIONS, 2021, image tirée d’une vidéo, installation sur 5 écrans.
© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.
Black Audio Film Collective, John Akomfrah, Handsworth Songs, 1986, film en couleur 16mm monocanal.
Black Audio Film Collective, John Akomfrah, Handsworth Songs, 1986, film en couleur 16mm monocanal.
© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.
Des œuvres de Sarah Lucas exposées dans le pavilion britannique de la biennale de Venise en 2015.
Des œuvres de Sarah Lucas exposées dans le pavilion britannique de la biennale de Venise en 2015.
Matt Crossick / Alamy / Hemis.
Des œuvres de Chris Ofili exposées dans le pavilion britannique de la biennale de Venise en 2015.
Des œuvres de Chris Ofili exposées dans le pavilion britannique de la biennale de Venise en 2015.
Matt Crossick / Alamy / Hemis.
John Akomfrah, Purple, 2017, image tirée d’une installation vidéo en couleur en 6 canaux et sons 15.1, dimensions variables.
John Akomfrah, Purple, 2017, image tirée d’une installation vidéo en couleur en 6 canaux et sons 15.1, dimensions variables.


© Smoking Dogs Films. Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery.

Vue de l’exposition « John Akomfrah: Purple » à The Curve, Barbican en 2017 à Londres.
Vue de l’exposition « John Akomfrah: Purple » à The Curve, Barbican en 2017 à Londres.
ANTHONY HARVEY / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP.

Article issu de l'édition N°2808