Qu'évoque pour vous le titre général de la biennale choisi par son commissaire Adriano Pedrosa, « Foreigners Everywhere » (« Étrangers partout ») ?
Tout d'abord, d'un point de vue critique, j'ai la sensation que c'est une vieille ruse d'utiliser un titre qui aurait à la fois une dimension politique et une sorte de sous gloss produisant comme un spectre coloré. Ensuite, la référence à une histoire de l'art contemporain et à Claire Fontaine [le titre reprenant celui d'une œuvre des artistes, ndlr], aux allers-retours Nord-Sud, Brésil-Italie, Amérique du Sud-Europe, la façon de jouer de mouvements migratoires et historiques… Cela vient rattraper ce qui me constitue, ce que je suis en tant que personne, homme noir français caribéen afro-descendant. J'ai hâte de voir comment Adriano Pedrosa va articuler cela concrètement. On le pressent déjà avec la liste des artistes de l'exposition internationale, où il y a comme une inversion des pôles. Cela va peut-être bousculer un peu le contexte européen et le système dans lequel on vit, notamment le milieu de l'art, qui a toujours été extrêmement excluant.
Qu'attendez-vous, en tant que spectateur – spectateur participant, ce qui est un statut un peu particulier – d'un événement comme celui-ci, avec ses pavillons dits « nationaux » ?
La première fois que je suis allé à la biennale de Venise, c'était pendant mes études – ça devait être en 2011 –, et la dernière fois juste après. Donc merci aux écoles d'art de permettre à des groupes étudiants d'organiser ce type de visite ! J'en garde de très beaux souvenirs. Par la suite, je n'y suis pas allé pendant longtemps pour des raisons financières. En ce qui concerne mon expérience cette année, c'était important de commencer en Martinique [où a eu lieu la présentation à la presse le 6 février, ndlr]. Pour moi, le pavillon a commencé là, par le mouvement qu'on y a initié avec des professionnels, dans la rencontre de la scène martiniquaise – j'ai d'ailleurs eu l'idée de ce voyage dit « de presse » en me souvenant de notre conversation pour votre article sur les réseaux artistiques dans les Outre-mer. Je voulais poser la question : « Qu'est-ce que veut dire être celui qui incarne une représentation nationale ? » Si ça veut dire être le premier Afro-Caribéen, le premier Ultramarin, le premier ceci ou cela, cela devient intéressant si j'assume le poids ou les différentes étiquettes qu'on veut me coller sur le dos. Ce voyage était déjà une première manière de faire se rencontrer des mondes qui ont très peu de chances de se rencontrer. Et peut-être, au-delà de ma propre personne, de rendre plus accessible la biennale de Venise aux Ultramarins, ne serait-ce que par le rayonnement des imaginaires de façon invisible, non-physique. C'est déjà précieux.
Votre projet va d'une île à l'autre, de la Martinique à Venise. Est-ce par l'eau que se fait le lien ?
Oui, les eaux permettent de créer du mouvement, et elles touchent les côtes. Ça rejoint l'idée du pavillon qui sort du pavillon. D'une part, par un ouvrage qui va l'accompagner et sera accessible à ceux qui ne pourront pas venir à Venise : un livre d'artiste conçu comme un reader, avec un corpus de textes littéraires qui ont comme lien les eaux, dans toute leur polysémie. Par ailleurs, tous ces textes seront lus, en français, espagnol, portugais et anglais, par des amis et des collaborateurs, partout, sur nos réseaux, sur YouTube, etc. C'est une autre manière d'ouvrir et de sortir de la physicalité des choses, de la non-accessibilité. Partager des imaginaires communs le plus largement possible est ce qui m'intéresse depuis le début. Et cela rejoint la question des eaux. Je fais souvent allusion à la chanson Cabine de Luidji, dans son dernier album Saison 00, où il évoque le silence des morts au-dessus des océans qu'il survole en avion. Les eaux nous relient.
Votre travail est très lié au langage. Comme souvent assez long, le titre de l'exposition à Venise est une œuvre en soi : Attila cataracte ta source / aux pieds des pitons verts / finira dans la grande mer / gouffre bleu / nous nous noyâmes / dans les larmes marées de la lune. Quel rôle actif peut avoir la langue dans le contexte d'une exposition internationale où tant de voix s'expriment ?
Je ne crois pas qu'il faille être autre chose que soi-même. Et je n'ai pas envie de parler plus fort qu'un autre. Je veux faire joyeusement mais sérieusement, sérieusement mais joyeusement, sans me faire mal, sans me mettre à hurler et perdre ma voix. Je me suis posé la question de la langue. Une langue qui me tient très à cœur et qui sera beaucoup utilisée, c'est le créole, qui va habiter ce pavillon. Et pas comme une particularité de mes identités multiples, mais parce qu'il y a des choses qui ne peuvent se dire que dans cette langue, des images, des onomatopées qui n'ont pas de traduction, qu'on ne retrouve pas dans une globalité qui serait la représentation nationale. C'est aussi à assumer.
Vous voudriez assumer une certaine intraduisibilité ?
C'est une question intéressante, parce que je crois que je préfère traduire le créole en anglais qu'en français. En tant que Français, dans un idéal utopique, on devrait maîtriser aussi notre bas-normand, notre breton, notre basque, notre corse, ou nos créoles. En tout cas, nos oreilles devraient y être attentives et sensibles. C'est cela aussi un territoire, des particularités, on doit en être conscient à tout moment. Dans mes expositions récentes, le créole est de plus en plus assumé, surtout dans les vidéos et les pièces sonores.
Selon vous, cet usage du créole s'affirme-t-il plus aujourd'hui chez les artistes caribéens ?
On s'en rend sans doute plus compte parce que ces artistes ont plus de visibilité. Mais il y a eu aussi récemment beaucoup de recherches, et la volonté, comme pour le breton ou le basque, de définir des règles orthographiques, d'établir des dictionnaires, de les faire entrer dans le champ universitaire. On a vu également divers partis pris sur la créolité, amenés par les écrivains Raphaël Confiant ou Patrick Chamoiseau, et sur la manière dont la langue créole peut faire littérature. Haïti a fait du créole sa langue nationale, dans laquelle ont été traduits de nombreux textes. Le créole haïtien est dans Google Translate, il devient mainstream. En France, de grands mouvements comme la négritude, et les émancipations qu'elle propose, ont permis de repenser l'usage des langues qui ont besoin de jaillir. L'usage du créole a un intérêt important : plus on accepte les autres avec leurs particularités, plus ils peuvent s'émanciper.