Il aura fallu plus de deux ans pour enfin revoir les joyaux du musée du Bardo, réouvert au public en septembre 2023 dans un contexte de marasme politique et économique en Tunisie. Fermé sans préavis en juillet 2021, à la suite de la dissolution de l’Assemblée des représentants du peuple (dont le musée partage l’enceinte) lors du coup de force autoritaire du président Kaïs Saïed, le Bardo a pu bénéficier de travaux qui ont permis d’ouvrir de nouvelles salles et de restaurer certaines œuvres.
Sur fond de silence des autorités et de rumeurs de réouverture à chaque fois repoussée, des acteurs culturels se sont mobilisés, dont l’ancien conservateur général du musée, Habib Ben Younes. Ils ont dénoncé dans diverses tribunes, pétitions et plaidoyers sur les réseaux sociaux le peu de transparence lié à cette longue fermeture – contrairement à la réouverture rapide, après l’attentat de 2015, érigée comme un symbole de résilience. Mais aussi l’accès entravé aux collections et leur conservation, ainsi que le manque de recettes qui impacte le reste du secteur. À ce jour, le deuxième étage et certaines salles du Bardo restent encore fermés et ce pour une durée incertaine.
Une Tunisie plurielle
La réouverture partielle donne l’opportunité au grand public de redécouvrir une histoire, un patrimoine et une identité. Dans les salles du musée, principalement constituées d’œuvres archéologiques, se dessine une Tunisie plurielle à la croisée des empires. On traverse la civilisation carthaginoise et son importante collection de stèles et artefacts puniques, mais surtout l’époque romaine avec ses mosaïques époustouflantes, dont celle du dieu Neptune, qui font la renommée mondiale du musée. Une Tunisie polythéiste coexiste avec les ères chrétienne, dotée de baptistères et pierres tombales, et islamique (les visiteurs contempleront le fameux Coran bleu médiéval de Kairouan, teinté d’indigo). Beylical dans ses salons d’époque, le Bardo rend également hommage à la culture amazighe avec de somptueuses poteries de Sejnane. Parmi les nouveaux espaces, la salle du Trésor accueille des monnaies maghrébines en or provenant de fouilles à Chemtou en 1993, mais également la mosaïque « des iles », qui orne le seuil du musée, offrant une cartographie réinventée des iles de la Méditerranée.
« On continue à rentrer au Bardo sans qu’il y ait une voie balisée », rapporte Hatem Bourial, journaliste et critique culturel tunisien qui accompagne des groupes au musée. Il apprécie particulièrement les terracotta antiques de l’époque paléochrétienne et leurs scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament. L’absence de parcours fléché invite à la déambulation et à la découverte d’un parcours qui laisse une part prépondérante à un récit national venu « d’en haut ». C’est dans la foulée de l’établissement du protectorat français que le palais beylical, qui deviendra le musée Alaoui en 1888, puis le musée national du Bardo, s'est transformé en espace d’exposition, évoluant vers une volonté de constituer et présenter une collection nationale. Malgré cette mutation, l’image d’une demeure noble et distante persiste, tout comme celle d’un lieu de pouvoir qui perpétue des récits dominants parfois figés.
Idéologie postcoloniale
« C’est un musée qui représente bien une idéologie postcoloniale, avec l’effort de créer une histoire officielle, une narration linéaire », partage l’artiste tunisien Nidhal Chamekh, dont l’exposition solo en cours inaugure les nouveaux locaux de la galerie Selma Feriani à La Goulette, dans la banlieue de Tunis. Au Bardo manque encore un regard critique porté sur l’histoire de la Tunisie, qui valoriserait des perspectives reléguées à l'arrière-plan, tout en reconnaissant la complexité de récits superposés. À l’heure des discours politiques populistes, il serait néanmoins vital de développer une notion d’appartenance plus large.
« Il n’y a pas beaucoup d’espace pour parler des résistances indigènes face à l’arrivée arabe et musulmane, ni par rapport à la traite transatlantique ou transsaharienne », regrette Nidhal Chamekh, qui encourage à transcender l’histoire officielle promue par le Bardo pour y ouvrir « des brèches », un dialogue plus volontaire et innovant avec l’histoire contemporaine. Comme beaucoup d’autres personnes issues de quartiers populaires, l'artiste s’est confronté à la perception d’une institution « hermétique » et imposante. « Je n’ai pu franchir la porte et y accéder de manière approfondie que très tard, quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts », ajoute-t-il.
Malgré son endurance, le Bardo n’a pas encore effectué sa mue vers une institution du XXIe siècle. « Il faudrait peut-être plus de scénographie », propose Hatem Bourial, avec des choix curatoriaux assumés et de nouvelles technologies. Le critique suggère de s’inspirer de la rénovation du musée de Sousse et de celui à venir à Carthage. Il conclut : « Tout cela est de l’ordre du chantier. »
Franco-tunisienne basée à New York, Farah Abdessamad est critique, essayiste et journaliste indépendante. Elle s'intéresse particulièrement aux scènes culturelles qui recentrent les périphéries en examinant les questions de justice, les relations de pouvoir et l'élargissement des généalogies et des mythologies dans la création artistique et au sein des institutions culturelles.