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En Tunisie, la gastronomie s’invite à la table de l’art contemporain

En Tunisie, la gastronomie s’invite à la table de l’art contemporain
La tablée prête à accueillir un diner de collectionneurs et de partenaires au sein de la Galerie Selma Feriani à Tunis.
© Sabra Achour.

Les initiatives associant art culinaire et art contemporain se multiplient en Tunisie. L’occasion d’archiver et de transmettre les savoir-faire gastronomiques locaux, mais aussi d’ériger l’hospitalité et la convivialité comme socles communs à l’art et à la cuisine. « Labneh saupoudré de kimchi et son mélange harissa-pâte de noisettes, crème de betterave au tofu, shakshuka de potiron et menthe séchée, caviar d’aubergine au miso et à la pistache, kebbet addass, caviar de chou-fleur au tahina et pois chiches grillés… » Rassemblés sur la terrasse d’une coquette villa du quartier El Menzah 1 de Tunis, une trentaine de convives écoutent religieusement le chef Elyes Lariani égrener la ribambelle d’entrées qu’il a concoctées. De quoi faire saliver les hôtes de ce dîner caritatif un brin inconventionnel, organisé en octobre dernier par Mouhit, résidence d’artistes tunisoise, dans le but de soutenir ses activités. C’est dans le cadre de la recherche de financements qu’est venue l’idée d’organiser une programmation d’évènements culinaires, joliment baptisée « Food for Thoughts ». « Nous en sommes à la troisième édition. L’idée serait de répliquer ce type de dîner une fois par mois, en invitant un chef différent à chaque fois », explique Nour Amrani, salariée de l’association, selon laquelle chaque évènement est plus qu’une levée de fond. « On demande aux chefs de définir un thème et d’avoir quelque chose à raconter autour de ce qu’ils proposent. Le repas est un véritable moment d’échange autour de la nourriture. » Pour chaque dîner, le tarif est libre, avec une contribution minimale de 100 dinars (environ 30 euros) par personne.

L’intérêt de la structure pour l’art culinaire ne s’arrête pas là. Dans le jardin, un potager a vu le jour il y a peu, où sont entre autres cultivés tomates, céleri, aubergines ou encore herbes. Plus loin, des poules gambadent et fournissent quotidiennement des œufs aux résidents. « Cela permet de créer un environnement accueillant et inspirant, aussi bien pour les artistes que pour nos partenaires », souligne Nour Amrani. L’association a ainsi développé un FoodLab, qui met en place des ateliers autour des questions d’agriculture urbaine et invite les jeunes du quartier à jardiner.

Bouillon

En parallèle, deux membres de l’association Mouhit, Emily Sarsam et Aziza Gorgi, ont fondé le collectif Broudou (« bouillon »), qui publie un magazine explorant le futur de l’alimentation en Tunisie – la première édition explorait la thématique du pain, et la seconde l’huile d’olive – par un prisme critique, croisant les approches sociopolitiques et anthropologiques, et entremêlant poésie, photographie et archives. Le collectif a mis en place la Broudou School, une plateforme de transmission proposant des ateliers, ainsi que des voyages de terrain dans des fermes, afin de favoriser la transmission de techniques traditionnelles et de la permaculture.

Parmi ses membres, Sara Bouzgarrou, architecte de formation, également initiée à la cuisine, a monté un atelier de risographie à domicile. Ses recherches et ses expérimentations, publiées dans des fanzines, se situent à l’intersection entre art, agroécologie et politique. Sara Bouzgarrou est persuadée que la nourriture n’est pas seulement un sujet de recherche, mais offre également un espace de rencontre et de transmission. Elle raconte : « En 2023, j’ai été invitée par Archive Books à parler de mes travaux lors d’un forum au Maroc, qui explorait les liens entre féminisme et édition. À cette époque, je faisais des recherches sur les livres de cuisine, la transmission orale des recettes et la manière dont celles-ci étaient retranscrites dans les magazines féminins des années 1960-1970. Pour l’occasion, j’avais organisé un dîner, car je voulais que la rencontre se termine sur un véritable moment d’échange, où l’on pouvait se regarder les yeux dans les yeux et rebondir sur les propos des uns et des autres. Cela permettait de casser la dimension trop verticale de la présentation magistrale, de rompre avec la hiérarchie habituelle de la transmission des savoirs. »

S’emparer du fait culinaire pour le mettre au centre de la table (et des conversations), mais aussi pour créer du liant au sein de rencontres artistiques parfois trop guindées, séduit également des structures plus institutionnelles. En septembre 2024, à l’occasion du vernissage de l’exposition de Zineb Sedira à la galerie Selma Feriani de Tunis, les rênes du dîner réunissant collectionneurs et professionnels du monde de l’art ont été confiées à un duo prometteur, Samar Merdassi (« food designer ») et Mohamed Guinoubi (chef autodidacte). Ils ont eu carte blanche, « si ce n’est qu’il fallait faire découvrir des plats de notre terroir », souligne Samar Merdassi. L’évènement, sponsorisé par la marque d’huile d’olive Olissey, les a incités à faire vivre aux convives le cérémonial tunisien d’une dégustation du précieux élixir dans les règles de l’art. Suivirent diverses sauces et entrées à « dipper » : hrisset bssal (harissa aux oignons), omek ouria (purée de carottes à l’ail), hrisset wzaf (harissa de petits chinchards séchés et salés)... Avant le plat phare, un osban de sardines servi avec de la bezine au shakshuka, plat typique du Sahel tunisien.

Signature 

Les artistes tunisiens sont eux-mêmes des acteurs importants dans la réappropriation des traditions gastronomiques locales, à l’instar de Rafram Chaddad, qui recense de nombreuses recettes et adresses sur son site internet. Récemment, eL Seed a racheté des terrains d’oliviers appartenant à son arrière-grand-père, dans la région de Gabès, au sud de la Tunisie. « J’ai voulu profiter de mon réseau et de ma visibilité en tant qu’artiste pour pouvoir contribuer à l’amélioration du quotidien de ma famille et des travailleurs agricoles de la région », affirme-t-il. De là lui est venue l’idée de créer sa propre marque d’huile d’olive, Tacapae, dont les bouteilles sont de véritables objets de collection embellis par des collaborations avec des artistes. eL Seed a apposé sa signature calligraphique, reconnaissable entre mille, sur la toute première édition de la collection, avant de laisser place au photographe marocain Hassan Hajjaj. Ce dernier, venu en résidence dans l’oliveraie, a organisé un shooting avec les travailleurs et travailleuses de l’exploitation et les habitants de la région. Afin de « mettre en valeur Gabès et son terroir », eL Seed invite à chaque lancement de collection des artistes, curateurs, journalistes, chefs et acteurs du monde de l’art contemporain pour donner davantage de visibilité à ce territoire et à cette pratique agricole, isolés des circuits habituels de communication.

L’huile d’olive Olissey mise à l’honneur lors d’un diner de collectionneurs et de partenaires au sein de la Galerie Selma Feriani à Tunis.
L’huile d’olive Olissey mise à l’honneur lors d’un diner de collectionneurs et de partenaires au sein de la Galerie Selma Feriani à Tunis.
© Sabra Achour.
Un diner de collectionneurs et de partenaires au sein de la Galerie Selma Feriani à Tunis.
Un diner de collectionneurs et de partenaires au sein de la Galerie Selma Feriani à Tunis.
© Sabra Achour.
Une bruschetta de pêche caramélisée et ricotta à la crème de pistache servi lors d’un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
Une bruschetta de pêche caramélisée et ricotta à la crème de pistache servi lors d’un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
© Neila Longefaix.
Osbane de sardines et sa sauce tomate préparé par Samar Medrassi et Mohamed Guinoubi pour un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
Osbane de sardines et sa sauce tomate préparé par Samar Medrassi et Mohamed Guinoubi pour un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
© Neila Longefaix.
Un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
Un diner de levée de fond dans le jardin de la résidence d'artistes Mouhit à Tunis.
© Neila Longefaix.
Un déjeuner organisé avec Tacapae à Gabès à l’occasion de la récolte en octobre 2024.
Un déjeuner organisé avec Tacapae à Gabès à l’occasion de la récolte en octobre 2024.
© Tacapae.
Une table de déjeuner dressée au milieu de l’oliveraie de Tacapae à Gabès à l’occasion de la récolte en octobre 2024.
Une table de déjeuner dressée au milieu de l’oliveraie de Tacapae à Gabès à l’occasion de la récolte en octobre 2024.
© Tacapae.
L’exposition des photographies de Hassan Hajjaj « GABÈS 1447 » à Tacapae à Gabès en avril 2025.
L’exposition des photographies de Hassan Hajjaj « GABÈS 1447 » à Tacapae à Gabès en avril 2025.
© Tacapae.
Emily Sarsam.
Emily Sarsam.
DR.
La premère édition de Broudou Magazine consacré au pain.
La premère édition de Broudou Magazine consacré au pain.
© Broudou.
Le zine de Sara Bouzgarrou ZZZ, Zit Zitouna sur l’huile d’olive.
Le zine de Sara Bouzgarrou ZZZ, Zit Zitouna sur l’huile d’olive.
© Sara Bouzgarrou.
Samar Merdassi
Samar Merdassi
© LinkedIn.
Sara Bouzgarrou.
Sara Bouzgarrou.
© LinkedIn.
Le souk de Gabès.
Le souk de Gabès.
© Tacapae.
El Seed.
El Seed.
© Tacapae.
Anaïs Fa.
Anaïs Fa.
DR.

Article issu de l'édition N°3055