Le Quotidien de l'Art

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Israël-Palestine : boycotts et intimidations dans le milieu de l'art 

Israël-Palestine : boycotts et intimidations dans le milieu de l'art 
L’exposition de Rafram Chaddad « The Good Seven Years » à B7L9 Art Station à Tunis.
© Facebook / B7L9 Art Station.

Un mois après l’attaque terroriste d’Israël par le Hamas qui a fait environ 1 400 victimes, et alors que les bombardements de la bande de Gaza par Tsahal ont causé la mort de plus de 10 000 personnes, selon le Hamas, les tensions sont de plus en plus fortes dans les milieux culturels. État des lieux.

Chaque jour un peu plus, les injonctions à prendre position dans le conflit entre Israël et la Palestine se multiplient, attisant racisme et antisémitisme. Tandis que le milieu de l'art était resté discret dans les premiers jours (lire l'Hebdo du 27 octobre), lettres ouvertes et intimidations en privé se répondent désormais quotidiennement. Ainsi, en réaction au licenciement par Penske Media de David Velasco, rédacteur en chef d’Artforum, suite à la publication d’une lettre ouverte en soutien à la Palestine signée par plus de 8 000 personnes, des artistes et journalistes comme Nan Goldin ou Emily LaBarge ont appelé au boycott du magazine, tandis que plusieurs salariés ont signalé leur démission. Au Canada, un texte du même ordre a recueilli plus de 4 000 signatures. Un chiffre équivalent à celui de la tribune partagée le 6 novembre en France sur les réseaux sociaux (et dans le Club de Mediapart), intitulée « La scène culturelle française en soutien au peuple palestinien » et signée notamment par Éric Cantona, la curatrice Anne Dressen ou encore la photographe Valérie Jouve. Deux jours plus tard, le lien vers le formulaire de signature était supprimé par Google suite à un signalement, ses initiateurs dénonçant « une censure ». Plusieurs de ses signataires ont reçu insultes et menaces, certaines personnes reprochant au texte, comme à celui d’Artforum, de ne pas mentionner les actes du Hamas, bien qu'y soit écrit : « Nous sommes choqués et émus face à la violence qu’ont subi les civils israéliens le 7 octobre ». Selon nos informations, la récente lauréate d’un prix en France a été menacée de représailles par ses organisateurs pour avoir paraphé le texte.

Ainsi des artistes sont directement pris à partie. Au lendemain des attaques du Hamas, le Tunisien Rafram Chaddad s’exprimait sur les réseaux sociaux : « Pour les défenseurs des droits humains, il est tout à fait normal de dénoncer et de condamner l’attaque perpétrée par le Hamas à l’encontre de civils (...) et de continuer de s’élever contre l’occupation (de la Palestine, ndlr) et le meurtre d’innocents à Gaza ». Originaire de l’île de Djerba – qui abrite une des plus anciennes communautés juives-arabes au monde –, l’artiste de confession juive a quitté la Tunisie à l’âge de deux ans pour s’installer à Jérusalem avec sa famille, fuyant l’antisémitisme. Esprit rebelle et défenseur de la cause palestinienne, il refusa d’effectuer son service militaire obligatoire, ce qui lui valut d’être emprisonné à trois reprises en Israël. En 2015, après avoir voyagé entre l’Europe et les États-Unis, Rafram Chaddad se décide à retourner dans son pays natal, mettant un terme à de longues années de déracinement. Dans l’exposition « The Good Seven Years » (curatée par Philipp Van den Bossche), actuellement à B7L9 Art Station à Tunis, il explore ses racines judéo-arabes dans un travail mêlant pratique plastique et recherche. Le 6 novembre, l’espace d’art (qui fait partie de la fondation Kamel Lazaar) annonçait sa prolongation. Une décision controversée qui a valu à Rafram Chaddad de faire l’objet sur Internet d’attaques virulentes à caractère antisémite telles qu'« artiste sioniste » ou « espion schizophrène ». Ses détracteurs l’enjoignent à « rentrer en Israël » et à « renoncer à sa nationalité tunisienne ». D’autres appellent au boycott de son exposition. Insultes, menaces de mort… : face à ce déferlement de haine, l’artiste a supprimé ses comptes des réseaux sociaux. De nombreux artistes de la scène tunisienne ont élevé la voix pour le soutenir, mais déplorent néanmoins le silence des institutions culturelles. 

Auto-censure des institutions 

Dans les institutions s'égrènent des annulations et boycotts d’événements, visant tant des personnalités juives ou pro-israéliennes que pro-palestiniennes. À Istanbul, des œuvres d’artistes israéliens ont été retirées d’une exposition organisée au sein de la biennale Mediations, « pour éviter des incidents » selon l’organisation. Au Royal Ontario Museum de Toronto (Canada), une exposition a été momentanément close suite à la protestation de l’artiste palestinienne-américaine Jenin Yaseen contre « l’altération et la censure » de son installation évoquant les rites musulmans d’inhumation : l’équipe du musée avait souhaité en retirer les mots « Palestine », « exil » et
« Turmusaya » (un village de Cisjordanie) et oblitérer une partie d’une image. L’œuvre a finalement été laissée telle quelle, l’artiste ayant passé une nuit en sit-in devant sa pièce tandis qu’une cinquantaine de manifestants entouraient le musée.

Aux États-Unis, la situation est plus tendue encore. À la National Gallery de Washington (rare musée public états-unien), les artistes autochtones Nicholas Galanin et Merritt Johnson ont retiré leur œuvre Creation with her Children (2017) d’une exposition consacrée à l’art des Premières Nations, pour marquer leur désaccord avec le soutien militaire américain à Israël. À Pittsburgh (Pennsylvanie), le Frick Museum s’est rétracté après avoir annoncé reporter une exposition d’art islamique ancien, sa directrice Elizabeth Barker affirmant que celle-ci pouvait être perçue par une partie du public comme « manquant d’égard », voire « traumatisante ». Des organisations musulmanes et juives ont aussitôt contesté cette décision. Dans un communiqué Christine Mohamed, directrice du Conseil des relations américano-islamiques de Pittsburgh, estime que la décision, « sous prétexte de préjudice potentiel pour la communauté juive, perpétue le stéréotype néfaste selon lequel les musulmans ou l'art islamique sont synonymes de terrorisme ou d'antisémitisme », tandis que selon Adam Hertzman, porte-parole de la Jewish Federation of Greater Pittsburgh interrogé par la radio WESA, cette confusion « est une chose contre lequel nous (juifs, ndlr) sommes opposés ». Rares sont les institutions qui ont appelé à sortir du non-dit, comme le MACBA de Barcelone qui dans un communiqué regrette les « tentatives visant à faire taire les voix, au sein de la communauté artistique internationale, qui défendent le droit à la vie du peuple palestinien ».

Confusion

Le marché de l’art n’échappe pas à la censure. L’artiste libanais Ayman Baalbaki, présent à la dernière biennale de Venise, a vu deux de ses toiles supprimées d’une vente organisée le 9 novembre par Christie’s Londres. Al Moulatham est le portrait d’un homme enveloppé dans un keffieh, porté dans les pays du Levant mais aussi symbole de la résistance palestinienne, tandis qu’Anonymous montre un visage portant un masque à gaz et un foulard affichant le mot rébellion en arabe. Les tableaux, qui ont déjà circulé auparavant chez Bonhams et Sotheby’s, ont été retirés du catalogue de la maison de ventes, selon cette dernière pour des raisons confidentielles. Pour d’autres, cette décision est le fait d’une confusion vis-à-vis du message affiché, pris à tort pour un soutien au Hamas. Saleh Barakat, galeriste libanais représentant l’artiste, explique : « Dans le travail d’Ayman Baalbaki, il y a l’idée de la résistance et du combat pour la paix. Certains ont vu de la provocation à cause de symboles mal interprétés, comme celui du keffieh, pourtant porté par de nombreux Juifs. Il en va de même pour l’inscription sur le foulard, qui peut faire référence à la rébellion de jeunes contre l’ordre établi au moment du Printemps arabe »

Dans le même temps, hors des institutions qui restent muettes, de nombreux acteurs et actrices du milieu de l’art organisent des levées de fonds pour soutenir l’aide humanitaire à Gaza, mais aussi des projections et des rencontres. Comme ce 8 novembre à l’Institut du monde arabe, à Paris, où une foule compacte était venue écouter journalistes et intellectuels. Parmi eux l’écrivain palestinien Karim Kattan (qui dans Mediapart évoque le sort impossible de ceux, notamment les artistes, qui doivent « exister sans témoigner de leur existence »), appelait à se souvenir de Gaza « comme d’un espace magnifique de tropicalité et non un espace de mort ».

Une œuvre de Rafram Chaddad dans son exposition « The Good Seven Years » à B7L9 Art Station à Tunis.
Une œuvre de Rafram Chaddad dans son exposition « The Good Seven Years » à B7L9 Art Station à Tunis.
© Instagram.
L'œuvre de Jenin Yaseen dont le Royal Ontario Museum de Toronto souhaitait oblitérer une partie d’une image.
L'œuvre de Jenin Yaseen dont le Royal Ontario Museum de Toronto souhaitait oblitérer une partie d’une image.
Courtesy de l’artiste.
Nicholas Galanin et Merritt Johnson, Creation with her Children, 2017.
Nicholas Galanin et Merritt Johnson, Creation with her Children, 2017.
© Instagram / @ nicholasgalanin.
L'artiste Jenin Yaseen pendant son sit-in devant sa pièce au Royal Ontario Museum de Toronto.
L'artiste Jenin Yaseen pendant son sit-in devant sa pièce au Royal Ontario Museum de Toronto.
Courtesy de l’artiste.

Article issu de l'édition N°2709