Le Quotidien de l'Art

La performance, une nouvelle « Experienz »

Difficile aujourd'hui d'envisager une foire sans son cortège (parfois gadget) de performances. Même en janvier dernier, dans un tout jeune salon comme India Art Fair à Delhi (Inde), Lorenzo Fiaschi, codirecteur de la galerie Continua (San Gimignano, Pékin, Le Moulin), avait réactivé une performance de Michelangelo Pistoletto, fracassant des miroirs devant un public local médusé. La semaine dernière à Paris, le salon Drawing Now a organisé des réalisations de dessins en live. Parallèlement à Art Brussels, la collectionneuse Nathalie Guiot (lire page 8) et la curatrice Agnès Violeau organisent pour la deuxième fois une plateforme dédiée à cette pratique sous le libellé très « cronenbergien » d'« Experienz » au Wiels, à Bruxelles. Pendant quatre jours, actions, chorégraphies ou lectures performatives d'artistes tels que Ninar Esber, Esther Ferrer ou Davide Balula aborderont le concept du biopolitique cher à Michel Foucault, la relation du corps physique au corps social. « Le souhait est de construire une exposition à partir du vivant pour le vivant, l'art comme expérience. Donc, comme pour toute exposition, il s'agit de produire un discours mais cette fois-ci «en corps», en acte, avec un corpus de propositions adoptant le format et la temporalité du vivant », explique Agnès Violeau.

Les foires ne sont bien sûr pas les seules à s'être emparées du phénomène. Biennales et institutions - comme la Tate à Londres avec les Tanks - ont aussi pris acte de son importance, tandis que colloques et ouvrages bourgeonnent sur ce thème. Pourquoi un tel emballement institutionnel et éditorial autour de la performance, alors que la plupart des grands musées ne lui ont d'abord donné qu'une place périphérique via des programmes d'éducation, de médiation ou des événements/spectacles ? « Sans doute cela a-t-il à voir avec le besoin que les musées ont d'élargir leur public, de diversifier leurs offres, de se rendre plus attractif. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'avec «The Artist is Present (Marina Abramovic)» à New York, le MoMA aura attiré 850 000 visiteurs, un nombre record, même plus que Dalí au Centre Pompidou. La performance a dorénavant un potentiel fort pour le marketing ! Mais au-delà de cela, elle répond à mon avis à un réel besoin du public par rapport au monde actuel. Elle remet dans le musée un sens de la communauté qui lui avait échappé », observe Chantal Pontbriand, auteure d'un ouvrage à paraître sous le libellé Pourquoi la performance aujourd'hui ? Et d'ajouter : « La performance est un art vivant. Il est normal que cette façon de faire de l'art, cette façon de voir l'art et le monde, reprenne du terrain à une époque envahie par l'immatériel, un monde de télécommunications, d'images, de vitesse et de déplacements intenses, un monde aussi qui souffre de surinformation, véhiculée par les médias de masse et Internet ».

Néanmoins, la performance a pris des contours différents par rapport aux grandes heures des années 1960-1970. Composée souvent de gestes poétiques et décalés, celle-ci n'est plus « démiurgique », comme le souligne Éric Mangion, directeur du centre d'art de la Villa Arson à Nice. « Il ne s'agit plus de travailler les questions post-formalistes ou post-expressionnistes, ou de mettre en avant la place des femmes, des gays, ou de l'étranger dans une culture qui à l'époque était dominée par l'Occident, précise Chantal Pontbriand. La performance aujourd'hui accompagne la nouvelle donne, une planète mondialisée, un art contemporain transcontinental, des valeurs et des combats qui peuvent sembler assez différents de ceux des années 1960, souvent centrés sur des questions d'identité ». Ces inflexions n'ont toutefois pas réduit les difficultés liées à leur « présentation », leur enchaînement, la participation ou non de l'auditoire. Et l'interrogation reste toute entière : comment donner « forme » aux attitudes ? « Les propositions de la deuxième édition d'»Experienz» sont formulées de manière non «autoritaire», moins frontale devant une audience, mais plus de l'ordre de l'infiltration, du collectif, du partage de statut/d'expérience, indique Agnès Violeau. Les principales difficultés rencontrées pour «Experienz» ont été justement celles de la temporalité. Comment construire et présenter une oeuvre sur une durée éphémère ? La captation d'un moment sensible ? La question de la pérennisation, de la trace, est toujours actuelle bien que l'on dise le contraire. Nous sommes dans une époque de dématérialisation constante, d'immédiateté, alors comment et quoi garder ? Des objets, des photos, des notes préparatoires ? Quelle mémoire pour le corps en mouvement ? »

Ces questions, les collectionneurs marseillais Josée et Marc Gensollen se les sont naturellement posées, lorsque leur intérêt pour l'art conceptuel les a conduits à acheter des performances. « Le franchissement que cela représente pour nous en tant que collectionneurs est essentiel en ce que ce type d'acquisition rend plus léger, plus détaché de certaines contingences matérielles, dès lors l'oeuvre d'art est présentée dans sa forme incarnée et vivante, confie le couple marseillais. La dimension immatérielle et l'idée de renoncement sont peut-être gênantes pour certains collectionneurs qui font intervenir les dimensions ou le poids dans la valorisation de l'oeuvre d'art, mais Marcel Duchamp nous avait préparé à en être dépossédés ». En 2010, invités pour l'exposition « Neugierig » à Bonn, ils décident de présenter trois actions à produire in situ, réactivant Selling out de Tino Sehgal, Le toréador mort de Pierre Joseph et Teaching to walk de Roman Ondák. Actuellement, à Collectorspace, un lieu ouvert à Istanbul par le collectionneur turc Haro Cumbusyan, ils proposent un jeu de mime de Julien Bismuth. Cette démarche, qu'a partagée en son temps feu le collectionneur milanais Giuseppe Panza di Biumo, n'est toutefois pas monnaie courante. De fait, si la performance s'est (ré)infiltrée dans tous les recoins institutionnels, elle n'est que peu captée par le marché, qui préfère les artefacts périphériques et autres documents. « Ce qui peut freiner les collectionneurs, c'est cet acquis culturel qui fait considérer en Occident la peinture, la sculpture, le dessin ou la photographie comme les seuls supports recevables pour les arts plastiques, analysent les Gensollen. Les installations ou la vidéo sont quasiment absents sur le second marché, donc a fortiori les actions ou les performances. Nous vivons une époque dans laquelle l'oeuvre d'art doit avoir une valeur vénale, voire être l'objet de possibles spéculations. L'immatérialité d'une oeuvre éphémère ou d'une action ne répond pas à cette attente ». Un sujet dont le couple débattra le 20 avril à 15 h 30 au Wiels.

Experienz, Materializing the social, du 18 au 20 avril, Wiels, avenue Van Volxemlaan 354, Bruxelles, tél. +32 2 340 00 53,

www.experienz.org

Article issu de l'édition N°361