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Racisme : les étudiants en art sonnent l'alarme

Racisme : les étudiants en art sonnent l'alarme
Le numéro spécial « Racisme, discrimination : où en sont les écoles d’art ? » de la revue Afrikadaa paru en février 2023.
© Jay Ramier.

Il ne s’agit pas pour ces étudiants en art de faire part d’une énième « micro-agression » dans leur école. Mais d’alerter sur un racisme structurel les visant au cœur même de leur pratique artistique, surtout quand celle-ci pointe vers des problématiques décoloniales.

Les étudiants en art sont en lutte… Mais leurs revendications portent aussi sur des questions sociétales, pas seulement économiques. Formés autour de collectifs, ils et elles s’attaquent aux discriminations liées au genre, à l’orientation sexuelle et de plus en plus à… la race. L’école d’art est un espace réputé ouvert, encourageant l’esprit critique et la liberté d'expression. Pourtant de nombreux étudiants racisés, en plus d’être sous-représentés dans ces filières, estiment que leur pratique artistique est la cible de discriminations racistes d’ordre systémique, surtout quand elle ose soulever des questions décoloniales. 

« Nous ne voulons plus d’une école d’art raciste, sexiste, exclusive, classiste, validiste. Nous ne voulons plus que l’école d’art soit un lieu de perpétuation des privilèges », exhorte Etienne Taye, récemment diplômé des Beaux-Arts de Lyon. Originaire de l’île de la Réunion, venu dans l’Hexagone y poursuivre ses études d’art, il a fait un burn-out. « Je m'épuise à m'effacer », raconte-t-il, pour mieux se conformer aux attentes des enseignants dans une institution perpétuant, selon lui, une « histoire de l’art coloniale ». « Ils nient et bannissent nos formes esthétiques, estime-t-il. Aucune crédibilité n’est accordée à nos histoires, nos vécus. »

Silenciation et autocensure

Des témoignages similaires sont réunis dans « Racisme, discrimination : où en sont les écoles d’art ? », une enquête de longue haleine parue en février 2023 dans un numéro spécial de la revue Afrikadaa​​​​​​, publiée par le collectif du même nom, qui a pour but de « promouvoir et développer l’art et les artistes issus ou en lien avec le continent africain et ses diasporas ». Sa fondatrice, la cinéaste et activiste franco-camerounaise Pascale Obolo, souligne l’urgence à alerter sur un « racisme systémique », ne se limitant donc pas à certains individus ou à de simples actes isolés. « Des étudiants en art racisés font régulièrement appel à Afrikadaa pour les accompagner dans leur pratique, explique-t-elle. Ils sont en souffrance. Ils vont en cours la peur au ventre. Certains craquent et abandonnent leurs études. »

« La politique n’a pas sa place dans l’école », « Tu confonds art et militantisme », « Ton discours est trop engagé »… D'après les étudiants, ces reproches reviennent de manière récurrente et tombent comme des couperets, notamment lors des bilans et jurys. Les sujets de recherche principalement ciblés : l'histoire coloniale, l'histoire de l’esclavage, le racisme ou encore les questions identitaires. « Les étudiantes et étudiants sont ainsi silenciés, soutient David Démétrius, rédacteur en chef du hors-série et curateur caribéen. Ils et elles en viennent à s’autocensurer jusqu’à complètement changer de pratique. » C’est notamment le cas de Dominique Pouzol. Ancien diplômé des Beaux-Arts de Paris, il passe d’un travail autour du « corps noir » et de la figure de l’autre à… l’abstraction, à la suite de remarques d’enseignants, mais aussi de certains camarades : « Tu es trop radical, trop négatif »

Écart générationnel

Cette opposition entre art et politique ou militantisme est-elle vraiment pertinente ? Sophie Orlando, enseignante des théories de l’art à l'école de la Villa Arson, à Nice, n'en est pas convaincue. « Si les liens entre art et politique sont une évidence pour tous et toutes, certains sujets sont mieux compris et considérés que d’autres, analyse-t-elle. Les divers positionnements des enseignants concernant l’histoire coloniale et migratoire sont animés par les mêmes conflits sociaux qui occupent notre actualité politique. » Ce qui est rejeté dans les travaux de ces étudiants, ce sont avant tout les sujets abordés, mais finalement c’est toute la pratique qui s’en trouve disqualifiée, exclue du champ esthétique. Sophie Orlando observe encore « un refus, voire du mépris pour les études postcoloniales, décoloniales en France ».

Le monde change, mais l’institution a du mal à s’adapter aux demandes des nouvelles générations d’étudiants. L'enseignante souligne « des écarts de références entre les générations mais aussi des écarts d’intérêt pour certains champs de savoir ». Et alerte sur « un point aveugle » dans les revendications des étudiants : « la rareté de professeurs racisés dans les écoles d’art mais aussi de personnes aux subjectivités dénormalisées (queer, trans, neuroatypiques, etc.) »

Conscientisation

Créer un « espace refuge » (ou safe space) pour y inclure d’autres subjectivités, c’est justement le projet de la « Bibliothèque augmentée » proposé par le collectif Afrikadaa en collaboration avec des étudiants de la Villa Arson. Le but : une « histoire de l’art plus inclusive », intégrant des références décoloniales, mais aussi des approches théoriques croisant queerness, extractivisme ou écologie et racisme. Elle se veut, selon Pascale Obolo, « un outil pour lutter contre les différentes formes de discriminations », transposable à toutes les écoles d’art.

Certains établissements commencent peu à peu à prendre la mesure des ces enjeux sociétaux. Depuis un an, l’ENSBA de Lyon s’est engagée dans un « très gros travail structurel qui s’est traduit par des formations contre les discriminations », affirme Estelle Pagès, sa directrice depuis 2019, qui se dit très attentive à ces questions. Elle admet cependant : « C’est un cheminement, ça va prendre du temps. Il faut que le regard soit conscientisé à cet endroit ».

Pour sa part, l’École des beaux-arts de Paris envoie un signal fort sur le front des questions décoloniales... Françoise Vergès, politologue, curatrice et autrice notamment de Programme de désordre absolu : décoloniser le musée (2023), y a donné une conférence, le 10 mai, dans le cadre du cycle « Penser le présent ». Alexia Fabre, arrivée à la tête de l’établissement en 2022, poursuit ainsi un travail d’ouverture aux thématiques liées à histoire coloniale, abordées dorénavant par certains enseignants. Selon la directrice, une école d’art se doit d'« accompagner l’étudiant dans sa pratique, avec ses différentes façons de penser, le rôle de l’artiste étant avant tout de nous aider à renverser nos certitudes ». Elle annonce que la question de l’inclusivité sera au cœur d’une table-ronde le 8 juin, dans le cadre de « l'exposition-action » intitulée « Sur le feu ».

Dominique Pouzol, GRRr…fait le Monstre.
performance présentée  à INACT 2022 festival des arts mutants, à Strasbourg.
Dominique Pouzol, GRRr…fait le Monstre.
performance présentée à INACT 2022 festival des arts mutants, à Strasbourg.
Photo : Valentine Zeler. © Adagp, Paris, 2023
Ninon Hivert, Fireproof, détail, ensembles de trois sculptures céramiques émaillées 2023.
Vue d’atelier, travail en cours pour l’exposition “Sur le feu” du 1 juin au dimanche 16 juillet 2023 aux Beaux-arts de Paris.
Ninon Hivert, Fireproof, détail, ensembles de trois sculptures céramiques émaillées 2023.
Vue d’atelier, travail en cours pour l’exposition “Sur le feu” du 1 juin au dimanche 16 juillet 2023 aux Beaux-arts de Paris.
©️Ninon Hivert.
Workshop « Bibliothèque augmentée » proposé par le collectif Afrikadaa en collaboration avec des étudiants de la Villa Arson.
Workshop « Bibliothèque augmentée » proposé par le collectif Afrikadaa en collaboration avec des étudiants de la Villa Arson.
© Pascale Obolo.
Workshop « Bibliothèque augmentée » proposé par le collectif Afrikadaa en collaboration avec des étudiants de la Villa Arson.
Workshop « Bibliothèque augmentée » proposé par le collectif Afrikadaa en collaboration avec des étudiants de la Villa Arson.
© Pascale Obolo.
Pascale Obolo.
Pascale Obolo.
© Alexandre Gouzou.
Etienne Taye.
Etienne Taye.
Alexia Fabre.
Alexia Fabre.
Photo : Gueorgui Pinkhassov.

Article issu de l'édition N°2611