Le Quotidien de l'Art

Politique culturelle

Les outre-mer, grands oubliés des réseaux de l'art

Les outre-mer, grands oubliés des réseaux de l'art
Vue de l'exposition " Entre 2 mondes" au Centre d'art Carma de juin 2019 à décembre 2021.



Photo Ronan Liétar.

Un seul centre d'art, pas de musée d'art contemporain, un FRAC, deux écoles d'art : les départements et régions d'outre-mer, qui comptent au total près de trois millions d'habitants, manquent cruellement de structures dédiées aux artistes. Tour d'horizon.

Depuis une dizaine d'années, les artistes des outre-mer ont gagné en visibilité, dans l'Hexagone comme à l'étranger (lire l'enquête du 19 juillet 2019). Julien Creuzet, Minia Biabiany, Kelly Sinnapah Mary, Annabel Guérédrat, Brandon Gercara, Stéphanie Brossard… Pour les artistes de Martinique, Guadeloupe, Réunion, Guyane ou Nouvelle-Calédonie, le détour par l'Hexagone semble encore une étape obligée pour accéder à la reconnaissance, et vivre de leur art. Sur place, le manque de structures (centres d'art, résidences, écoles d'art) est criant. DCA, association française des centres d’art contemporain, ne compte aucun membre dans les outre-mer – mais « c’est une des grandes priorités du réseau », affirme sa secrétaire générale Marie Chênel. Récemment Carma, à Mana, en Guyane, a été labellisé centre d'art contemporain d'intérêt national, mais son activité et son rayonnement sont limités. Un seul FRAC existe hors métropole – à la Réunion –, et deux écoles d'art sont reconnues par l'État – en Martinique et à la Réunion.

En mars dernier, Sébastien Lecornu et Roselyne Bachelot-Narquin, alors ministres des Outre-mer et de la Culture, signaient un pacte « en faveur des artistes et de la culture ultramarine », afin d'« assurer leur rayonnement au niveau national » : résidences, soutiens à la formation, voyages entre les territoires et la métropole, contribution à la production de documentaires et films de fiction, 1 % artistique renforcé… L'Institut français y apporte aussi son soutien, avec, entre autres, 150 000 euros alloués à des projets artistiques en outre-mer pour l'année 2022. Une politique de guichet qui ne s'attaque pas vraiment au réel problème, d'ordre structurel : les artistes dans les outre-mer manquent cruellement de soutiens pérennes.

Des lieux rares

En Guadeloupe, le Centre des arts et de la culture (CAC) de Pointe-à-Pitre, fer de lance de la politique culturelle dans l'archipel jusqu'à la fin des années 2000, est à l'abandon depuis treize ans suite à la faillite des entreprises qui menaient ses travaux de réfection. Depuis juillet 2021, le bâtiment de 4 000 m2 est occupé par un collectif d'artistes, Kolèktif Awtis Rézistans, qui exige sa rénovation urgente. Sur place, sculpteurs, peintres, musiciens, comédiennes organisent des spectacles et des ventes solidaires, et y produisent des œuvres. Une appropriation qui est surtout destinée à ouvrir des discussions pour déterminer une politique culturelle locale, souligne le collectif. Secoué récemment par des problèmes de gouvernance, le Mémorial ACTe, « centre caribéen d'expressions et de mémoire de la traite et de l'esclavage », présente des expositions d'art contemporain et propose des résidences, mais le soutien aux artistes n'est pas sa finalité. Cependant les choses bougent : cet été, un Sodavi (schéma d'orientation pour le développement des arts visuels) a été organisé par l'association des amis d'Artistik Rézo Caraïbes (AARC), titulaire du marché lancé par la Direction des affaires culturelles de Guadeloupe. Et au printemps, un fonds exceptionnel de soutien aux artistes a été lancé, jusqu'à 8 000 euros chacun.

Contrairement à la Guadeloupe, la Martinique bénéficie d'une école supérieure d'art et de design, le Campus caraïbéen des arts, créé en 2011, qui délivre des diplômes de l'État. Fondé en 1987, le FRAC Martinique a eu une durée de vie de sept ans seulement. Il n’a jamais été doté d’une équipe spécifique ni d’un lieu d’exposition, mais a acquis environ 80 œuvres (de Wifredo Lam, Hervé Télémaque ou André Masson), dévolues désormais au MACMA (musée d'art contemporain de Martinique), qui est censé être inauguré en 2024 dans l'ancien palais de justice de Fort-de-France. 

C'est aujourd'hui du côté du FIAP, festival de performance, qu'il faut se tourner pour voir la jeune création en Martinique. Pour Julien Creuzet, originaire de l'île, « cette initiative correspond à un manque de lieux, et peut se déployer partout sur le territoire – sur les marchés, dans la mangrove… » Une délocalisation qui répond à la rareté des lieux d'exposition – on peut mentionner la Station, qui accueille également des ateliers, la scène nationale Tropiques-Atrium ou la galerie 14N61W. En germe, le fonds de dotation Édouard Glissant, constitué de la collection d'art du poète, devrait être inauguré prochainement dans sa maison, au Diamant, afin d'accueillir des artistes, écrivains, commissaires d’exposition et musiciens en résidence et de « favoriser le lien entre les nouvelles générations d’artistes, et les écrits et la pensée d’Édouard Glissant ».

Mais de tous, c'est la fondation Clément, inaugurée en 2005, qui est la plus visible. Plusieurs artistes martiniquais y ont montré leur travail, comme récemment May Clémenté, Alain Aumis ou Christophe Mert. Mais pour un certain nombre, il est hors de question d'exposer dans l'ancien domaine d'un planteur de canne à sucre, qui a exploité des centaines d'esclaves…

« Devant nous »

Impossible, là comme dans d'autres départements ou régions d'outre-mer, d'ignorer la persistance du colonialisme. Vivant à la Réunion, un artiste affirme que les sujets décoloniaux étant souvent privés d'aides, il a dû lisser son discours jugé trop radical. Ou encore que beaucoup de directions d'institutions sont confiées à des métropolitains. Dès lors, « les créoles pensent que l'art contemporain, ça n'est pas pour eux, assure-t-il, et ils n'y ont pas accès ». Pourtant, l'île est sans doute la mieux structurée des outre-mer en matière d'arts visuels, avec un FRAC (qui a engagé une campagne d'acquisitions d'artistes femmes et/ou réunionnais), une école supérieure d'art (fondée en 1991 par un artiste réunionnais, Alain Séraphine), un lieu de résidences (la Cité des arts) et l'association Documents d'artistes pour accompagner leur diffusion, auxquels s'ajoutent des artists-run spaces (la Box au Tampon, Lerka ou Constellation à Saint-Denis).

Plus indépendant de la métropole, le territoire de la Polynésie française, via sa Mission aux affaires culturelles, suit l’application de la convention-cadre Culture signée entre l’État et le Gouvernement polynésien en 2017, qui vise notamment à « accompagner la scène artistique et culturelle polynésienne par du conseil, des formations et une expertise ». C'est la même chose qu'à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie : la transmission de la culture est valorisée plutôt que la création actuelle, pour laquelle les lieux dédiés sont quasi absents. À Nouméa (qui compte une école de design), le centre culturel Tjibaou, inauguré en 1998, est une véritable arme de diplomatie culturelle, initiée à la suite des affrontements des années 1980 entre opposants et partisans de l'indépendance. Portant le nom du nationaliste kanak Jean-Marie Tjibaou, mort assassiné le 4 mai 1989 à Ouvéa, c'est un lieu identitaire, liant traditions et culture contemporaine. En témoigne la phrase de l'activiste placée en exergue : « Notre identité, elle est devant nous ». Un vœu qui ne se réalisera pas sans en donner les moyens aux artistes.

Vue du projet du projet 'ancres, cloches et canons, refondre l'histoire', lauréat Mondes Nouveaux au Centre d'art Carma. Orlando Clarke, Damien Gete, Saint Laurent du Maroni, 2022.
Vue du projet du projet 'ancres, cloches et canons, refondre l'histoire', lauréat Mondes Nouveaux au Centre d'art Carma. Orlando Clarke, Damien Gete, Saint Laurent du Maroni, 2022.
Photo Johan Chevalier.
Fonds de dotation Edouard Glissant, Le Diamant, Martinique.
Fonds de dotation Edouard Glissant, Le Diamant, Martinique.
DR.
École Supérieure d'Art de La Réunion.
École Supérieure d'Art de La Réunion.
© Reynald Alaguiry / Esa Réunion.
Centre des arts et de la culture de Pointe à Pitre.
Centre des arts et de la culture de Pointe à Pitre.
Photo Melissa Sd.
La Fondation Clément. Habitation La Sucrerie.
La Fondation Clément. Habitation La Sucrerie.


© Gérard Germain I Fondation Clément

Centre culturel Tjibaou.
Centre culturel Tjibaou.
Photo Delphine Mayeur.

Article issu de l'édition N°2505