« That’s a damn good artist! », lance le peintre Charles Pollock à sa fille Francesca depuis son lit d’hôpital alors qu’elle lui tend une de ses œuvres. Nous sommes en 1988, quelques jours avant sa mort. « J’ai vraiment pris cette phrase comme un ordre de mission », confie-t-elle, l’émotion à fleur de voix. Plus de 30 ans se sont écoulés, dont 20 à inventorier et encadrer des centaines d’œuvres que le frère aîné de Jackson Pollock avait laissées enroulées, une partie dans son logement parisien, une autre dans un entrepôt new-yorkais. Francesca et sa mère ont entamé « a labor of love », tel qu’elle le décrit dans son livre Mon Pollock de père.
Ce travail titanesque, tous les héritiers n'y accordent pas la même volonté, les mêmes moyens financiers, ni la même entente successorale... Mais toutes et tous se posent la même question : que faire de ces fonds d’atelier ? Les vendre aux enchères, les valoriser grâce à une association ou une fondation, les confier à un marchand pour en espérer un renouveau ? Comme le fait remarquer le marchand Pierre-François Garcier, spécialisé dans ces gestions : « Des artistes actifs après-guerre, il y en avait 20 000 environ, d’après la Société des Artistes, cela donne une bonne idée des fonds d’atelier versés en héritage ». Lui en gère actuellement dix, tandis qu’il reçoit en moyenne un appel de famille par semaine…
Le catalogue raisonné, pièce maîtresse
« C’est la prunelle de mes yeux », dit Francesca Pollock du catalogue raisonné, outil permettant à l’œuvre d’exister au regard de l’histoire de l’art et des collectionneurs. Elle trouva en la personne du galeriste Maurice Benhamou (décédé en 2019) un passeur providentiel. « Une collaboration pour la remise en valeur d’archives », souligne Thomas Benhamou, petit-fils de Maurice et actuel directeur de la galerie, qui a verni, ce 7 octobre, l’exposition « Charles Pollock, un siècle américain ». En 2021, une première exposition avait abouti à l’intérêt du FRAC Auvergne, devenant la première institution française à montrer l’artiste et à faire entrer deux œuvres dans ses collections. Une belle revanche au regard du dédain passé des institutions pour les abstractions colorées du grand frère du mythe Jackson Pollock. Francesca réfléchit désormais à un lieu d’exposition et de recherche à ouvrir au public.
Pour Cecil Baboulène, fils de Christian Baboulène, dit Babou – ancien membre inclassable de la figuration narrative –, le catalogue raisonné a aussi tout changé. « J’ai fait la tournée des collectionneurs et sa première galerie a accepté de financer le catalogue, ce qui a permis de promouvoir l’œuvre et de la sanctuariser », raconte-t-il, soulignant que le prix de réalisation d’un tel ouvrage avoisine en moyenne les 70 000 euros. Le FRAC Aquitaine puis la galerie Semiose donnaient ensuite de la visibilité à Babou. Aujourd’hui, la famille réfléchit à mettre en ligne un catalogue numérique interactif et à valoriser l’atelier. En attendant, une grande exposition est prévue l’été prochain à l’abbaye de Flaran.
Estimations
Si ces deux exemples relèvent d’un long processus de revalorisation, ils s’ancrent cependant dans une histoire de l’art qui légitime et assoie une cote. Il n’en est pas de même pour les artistes méconnus, la famille ne sachant que faire du fonds d’atelier dont les coûts de stockage et d’entretien sont souvent un obstacle. Une solution reste la vente aux enchères. Ils s’appellent Lucien Mathelin, Jean Legros, Carlos Carnero… « On essaie de raconter une histoire, car même pour ceux qui n’ont pas de cote, ils ont souvent été les amis d’artistes connus. Ces ventes permettent de raviver une étincelle », explique le commissaire-priseur Thomas Müller dont l’étude Crait + Müller s’est spécialisée dans les ventes d’ateliers d’artistes.
« Pour les artistes sans cote, on estime en général bas et large, entre 100 et 800 euros », abonde l’experte Pauline Chanoit. Le cas de Claire Pichaud est symptomatique. La famille ayant des difficultés à stocker le millier d’œuvres, elle s’adresse à Adriane Grünberg, alors commissaire-priseur chez Gros & Delettrez. S’ensuivent trois ventes aux enchères à plusieurs mois d’intervalles, afin d’éviter d’inonder le marché. « À ce stade, il ne s’agit pas du vrai prix du marché. Ce dernier devra être défini par un travail de revalorisation effectué par un galeriste qui prendra le relai », explique-t-elle. Ce qu’a fait Pierre-François Garcier en achetant une partie de la vente Pichaud. « Cependant, la revalorisation d’une cote prend au moins dix ans, à moins qu’une grande maison de vente s’y intéresse, comme ça a été le cas en 2021 avec Christie’s qui m’a donné carte blanche pour vendre 30 toiles de Jean Cortot. Ce genre de collaboration m’a fait gagner dix ans ! » Le 25 novembre à Drouot, chez Nouvelle étude, le marchand mettra à son tour aux enchères sa collection de 300 lots sous le titre « Collection d’un dandy pop ».
Estate et droit moral
Le monde de Pierre-François Garcier n’est pas le même que celui d’un second marché coté à des millions d’euros, devenu attractif pour les galeries d’art contemporain voulant élargir leur expertise, s’ancrer dans un temps historique, lustrer leur image et bénéficier d’une affaire lucrative. D’autant plus aujourd’hui avec le regain d’intérêt pour les artistes oubliés. Un monde plus opaque qu’il n’y paraît tant les galeries restent peu loquaces sur les données chiffrées de ce second marché de prestige, où la course aux grands noms s’intensifie. Gérard Schneider chez Perrotin, qui le présente cet automne, Carlos Cruz-Diez chez Continua, Jean Degottex chez Kamel Mennour, François Morellet chez Hauser & Wirth, champion en la matière avec plus de 30 estates !
Que trouve-t-on réellement derrière ces estates ? De riches fonds d’atelier ou des bribes d’une gloire dont les meilleurs morceaux sont largement en mains privées et en institutions ? Gare aux coups de com’ et aux coquilles vides, alertent certains. La définition reste en définitive purement commerciale car le droit moral, inaliénable, reste dans les mains des ayants droit. « Revaloriser une figure oubliée ou maintenir une cote est un travail de longue haleine de gestion du stock, d’inventaire, de liens avec les institutions. Les familles nous font confiance », insiste le galeriste Stéphane Corréard, spécialisé dans cette mission. Un travail approfondi que la galerie Nathalie Obadia a réalisé avec Martin Barré, la galerie Georges-Philipe et Nathalie Vallois avec les Nouveaux réalistes et Niki de Saint-Phalle et que vient d’entamer Ceysson & Bénétière avec Roger Bissière dont la petit-fille, Isabelle Bissière, a réalisé le catalogue raisonné : « Un travail très lourd qui m’a pris plusieurs années », explique-t-elle.
Après une quête archivistique sur un fonds d’atelier très conséquent, Monica Adrian, fille du peintre Pic Adrian, souhaite aussi réaliser un catalogue raisonné numérique et a enfin trouvé deux galeries exigeantes pour faire connaître le travail de son père. « J'étais prête pour franchir ce pas ! Il y a, en plus, une perspective historique qui fait que le regard est différent d'il y a 20 ans. Et sur le plan personnel, le moment est venu. Son œuvre est bien représentée dans les musées mais on m’a dit que si on n'est pas dans le marché aujourd’hui, on n'existe pas », confie-t-elle. Cela doit passer à Paris par la galerie Zlotowski – qui présente l’artiste jusqu'au 30 novembre – et chez Marc Domenech à Barcelone, les deux pôles de l'activité artistique de son père.
« Un écosystème se met en place autour des catalogues raisonnés depuis quelques années, avec des entreprises spécialisées telle Arteïa qui a ancré le catalogue de l’artiste Hélène Delprat dans la blockchain. Cette réflexion intéresse en premier lieu les estates qui sont à rapprocher de la question du contrôle de l’œuvre », analyse pour conclure Thomas Benhamou.