Si la banlieue parisienne foisonne d'ateliers et lieux d'exposition autogérés, de Bagnoler au Wonder en passant par Pauline Perplexe et le Houloc (lire l'Hebdo du 22 janvier 2021), les artistes de l'Hexagone sont de plus en plus nombreux à revendiquer de zapper la case Île-de-France pour produire et montrer leur travail. Échapper au centralisme forcené du marché de l'art est aussi une manière pour elles et eux de reprendre en main leurs outils de production et leurs modes de diffusion. Ainsi, les artistes installés dans d’autres centres urbains s’auto-organisent pour inventer d’autres modèles économiques, colmatant parfois l’absence de politiques culturelles, dynamisant de nouveaux publics et ouvrant à des formes d’expérimentation artistique qui ne trouvent pas toujours leur place dans les galeries ou les institutions.
Si Marseille concentre actuellement le plus important nombre de lieux d’artistes (à l’image de Gufo, Panthera, Voiture 14 ou Giselle’s Books), d’autres villes se font remarquer. Passant souvent hors des radars parisiens, Saint-Étienne connaît un dynamisme artistique relayé par Les Limbes, un laboratoire d’expérimentation pour expositions, résidences et conférences, géré depuis 2012 par un collectif coordonné par l’artiste et curateur Akim Pasquet. Cherchant à créer un lien entre ces lieux indépendants, porteurs d’idées nouvelles et d’une connaissance approfondie de la création contemporaine, Les Limbes a mis en place la Biennale Carbone (dont la dernière édition en octobre 2020 a été rapidement confinée), réunissant partout dans la ville une trentaine d’artist-run spaces français et internationaux. Pour l'équipe, il parait évident que ces pratiques collectives et communautaires, aussi temporaires soient-elles, « affectent les pratiques artistiques » et font naître d’autres manières de faire : « Le groupe comme proposition esthétique, la communauté temporaire comme atelier, la collaboration comme véhicule ». Au-delà de l’art, ces lieux posent des questions sur les « communs » : alimentées par « des flux affectifs, ces communautés d’esprit et de territoire machinent des œuvres, des fonctionnements, des relations, de la pensée et parfois des utopies », affirme l'équipe des Limbes.
Quitter Paris ?
Si le facteur économique est déterminant – le coût d'un espace de travail à Paris ou en région parisienne est exorbitant, hormis pour les chanceux bénéficiaires d'un atelier-logement –, il n'est plus l'unique raison. Mais quitter Paris reste souvent difficile. Originaire de Loire-Atlantique, Dominique Blais a inauguré en 2017 MEAN avec l'artiste Carole Rivalin : un lieu de production et de diffusion de 100 m² situé dans la zone des chantiers navals de Saint-Nazaire. « Il y a une vraie communauté artistique dans cette ville, avec un théâtre, un cinéma d'art et d'essai et des centres d'art comme le Grand Café et le LIFE, rapporte l'artiste. On a choisi de s'implanter dans un quartier où vivent les ouvriers des chantiers et où il y a peu d'offre culturelle. » MEAN accueille des artistes, commissaires et associations pour des événements à géométrie et périodicité variables, en particulier des expositions collectives. « On est dans une micro-économie. On vit sans subvention, c'est trop chronophage et on préfère garder une certaine souplesse, poursuit Dominique Blais, qui précise qu'il ne souhaite pas quitter son atelier-logement parisien et qu'une grande partie de ses pièces sont stockées par la galerie Xippas. L'idée ici est d'organiser avec Carole Rivalin, qui vit à Saint-Nazaire, des événements avec d'autres artistes, ça n'est pas un lieu seulement pour nous. »
De fait, ces projets ne se font jamais seuls et en appellent pour la plupart à un idéal communautaire. Les disciplines s'y croisent souvent sans hiérarchie : ainsi de Panthera, à Marseille, « espace d'impression sérigraphie, café-asso-poésie-projection-perf et espace de crash test (résidence) », qui propose aussi bien des concerts, l'édition de fanzine, la production de vêtements ou encore des repas solidaires.
La tentation de la ruralité
Les modalités d’auto-organisation des artistes ont-elles changé depuis la pandémie ? Si le débat sur les inégalités au sein d’un milieu profondément asymétrique s’est accentué, l’autre effet majeur de cette période confinée est plus inattendu : un intérêt renouvelé par la ruralité (lire l'Hebdo du 17 juillet 2020). Décidés à refuser une notion essentialisante de la nature, souvent enfermée dans des thématiques plates sur le paysage, nombreux sont celles et ceux qui ont pris le large et se sont installés hors des grands centres urbains pour rechercher d’autres modèles économiques plus mixtes et durables.
Après avoir géré un ensemble d'ateliers à la Courneuve, où il garde un espace, c'est dans un petit village au pied du Vercors que Xavier Antin, lui-même originaire de la Drôme toute proche, porte le projet d'un vaste ensemble créatif baptisé Fabrique des Luddites. S'y mêlent habitations, ateliers et résidences pour artistes ou artisans, jardin expérimental (mené par la curatrice et paysagère Anna Colin) et restaurant au sein d'une coopérative, en partenariat étroit avec le Magasin de Grenoble et son école, l'école d'art de Valence-Grenoble, mais aussi avec les habitants et des associations locales. « Il ne s'agit pas de déposséder les résidents de leur territoire, on les invite à être pleinement associés au lieu », affirme l'artiste. Ancien corps de ferme, usine textile, entrepôt et moulin sont en chantier depuis l'été dernier, avec une ouverture progressive prévue entre fin 2022 et 2025. « La transmission, la recherche autour de l'art, de l'artisanat et de l'écologie hors des villes sont au cœur du projet, explique Xavier Antin. On veut donner un sens à nos pratiques et à notre économie. » S'il a temporairement mis sa propre pratique de côté, l'artiste considère ce projet comme une œuvre, « un engagement », précise-t-il.
À Pieve, en Haute-Corse, le projet Providenza prend acte : « Nous savons que la nature n’existe pas en dehors de nous, et qu’il va nous falloir désormais définir un sens nouveau à ce qui nous lie à la Terre ». Pour cela, ce projet, mené par l’artiste cinéaste Antoine Viviani, réunit une ferme en permaculture, un café-restaurant en circuit court, un « amphithéâtre comestible », des résidences artistiques et une semaine de rencontres en été qui a vu se réunir l’écrivain Alain Damasio et les artistes Laurel Halo, Hanne Lippard et Ben Russell.
Refaire le monde
Beaucoup de ces nouveaux lieux veulent garder une dimension informelle évoluant selon les projets et les désirs. À l’exemple de l’espace créé par les artistes Louise Sartor et Matthieu Palud en Corrèze, où se situe déjà Treignac Projet de l’artiste Sam Basu, Bermuda à Sergy (Jura) ou encore le projet d’école agricole mêlant maraîchage, art et anthropologie mené par Marie-Anne Lanavère (anciennement Marianne Lanavère, ex-directrice du Centre International d’Art et du Paysage, sur l’île de Vassivière). La vidéaste Lola Gonzàlez a quant à elle investi avec son compagnon, le cinéaste Malak Maatoug, un ancien cinéma-théâtre-salle de bal dans le petit village de Lisle, en Dordogne, qu'ils ont entrepris de retaper pour y vivre et travailler, mais aussi inviter des amis, créateurs de toutes disciplines, à y séjourner.
D’autres projets installés en milieu rural restent connectés à la scène très vivante des artist-run spaces parisiens et internationaux, à l’image du Café des Glaces à Tonnerre (Bourgogne), créé en 2021 par les artistes Camille Besson et Haydée Marin-Lopez dans une très belle salle de bal datant de 1886. « L'idée est aussi de sortir des hangars désaffectés que l'on trouve tout autour de Paris, évoquent-elles. Le café possède une dizaine de chambres qui sont utilisées pour héberger les artistes invités et en résidence. » Repéré et soutenu par le Frac Bourgogne et le Consortium, le Café des Glaces n’oublie pas l’un des rôles majeurs des lieux gérés par des artistes : un bar associatif où se nouent des complicités artistiques et des collaborations, et où on refait le monde.