Au printemps dernier, Mathieu Mercier, habitué à flouter les frontières entre art et design, s’est associé à la conception de la bibliothèque en libre-service et des étagères de la librairie dans les nouveaux locaux de la Fondation Pernod Ricard, inaugurés en mai. D’autres plasticiens ont été conviés au bar, pour y concevoir un mobilier original. Robert Stadler a ainsi revisité des sièges cannés façon bistrot, Katinka Bock a conçu un tapis serti d’une pupille en bronze, Neïl Beloufa a livré de drôles de luminaires en forme de totems, Marie Lund a imaginé une poignée de porte ovoïde, comme une moule. Benoît Maire, qui y a installé des sièges, a récidivé en septembre en présentant d’autres modèles d’assises en éditions limitées à la galerie Nathalie Obadia.
On revient de loin. Voilà encore quinze ans, de tels écarts auraient paru sacrilèges. Passe encore qu’un artiste pervertisse, comme John Armleder, les frontières poreuses entre les disciplines. Mais qu’il se fourvoie dans le champ de l’utilitaire, et sa cote de popularité, soudain, en prenait un coup. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le mouvement Arts and Crafts puis le Bauhaus offrirent un formidable laboratoire aux artistes désireux de se frotter aux arts appliqués. De 1969 à 1975, l’Atelier A, créé par François Arnal, et auquel participèrent Jean-Michel Sanejouand, Annette Messager ou Arman, s’est échiné à réconcilier l’art et la vie. Sans succès. Le mobilier d’Arman comme celui produit de l’autre côté de l’Atlantique par Donald Judd ou Alan Siegel furent accueillis au mieux par un mutisme courtois. En 2007, Sandra Delacourt rappelait dans la revue Histoire de l’art la critique acerbe d’une plume d’Artforum, qui voyait dans les sièges de Judd « la preuve d’une impardonnable falsification idéologique, dissimulant derrière les signes de l’utopie constructiviste des articles de luxe produits en masse ».
Extensions de l'art
Sanctionné par la critique, déprécié par les amateurs de beaux-arts, le meuble d’artiste était fatalement sous-coté. D’autant que les collectionneurs de design eux-mêmes ne s’y retrouvaient pas, jugeant les productions utilitaires des artistes trop « amateur ». Aujourd’hui, les protectionnismes disciplinaires et des injonctions idéologiques ont volé en éclat. « L’art a explosé dans tous les sens et le côté entre-deux de l’art-design ne pose plus de problème », rappelle Julien Lombrail, cofondateur de Carpenters Workshop, dont les éditions de meubles sont à mi-chemin de l’art et du design. Traduction en chiffres : une commode en bronze d’Ingrid Donat qui valait 50 000 euros voilà quinze ans s’échange aujourd’hui entre 300 000 et 600 000 euros. Un siège de l’Atelier Van Lieshout qui s’échangeait autour de 15 000 euros vaut désormais 50 000-70 000 euros. Les précurseurs comme François Arnal se trouvent aussi, tardivement, récompensés. En juin dernier, chez Christie’s, sa table Modèle Elice pour l’Atelier A a pulvérisé son estimation de 8 000 euros pour atteindre 43 750 euros.
Chez les plus jeunes, la question de l’art ou du design est un faux sujet. Benoît Maire a commencé à réaliser des sièges en 2016 suite à la scénographie qu’il avait imaginée pour une exposition de Julien Carreyn à la galerie Crèvecoeur. Depuis, il s’est passionné pour les assises, « moins discursives qu’une œuvre d’art ». Ces sièges, le pensionnaire de la Villa Médicis les voit comme des extensions de sa sculpture, qui, par leurs contraintes utilitaires, le libèrent de ses angoisses d’artiste. « Le statut de l’artiste a changé, on n’est plus dans l’ontologie de l’art mais dans l’art à l’état gazeux que décrivait Yves Michaud, dans l’esthétique partout, et c’est tant mieux », poursuit Benoit Maire, qui préfère se qualifier de « créateur plutôt qu’artiste ». Et d’ajouter : « Aujourd’hui, on est davantage dans la figure du directeur artistique touche-à-tout comme Virgil Abloh, à la fois DJ, styliste, et qui fait des œuvres comme des objets. »
Cercle vertueux
Cette lame de fond explique aussi le succès grandissant de We do not work alone, fondé en 2015 par trois amies de fac, Louise Grislain, Anna Klossowski et Charlotte Morel avec l’intention d’amener l’art dans les gestes du quotidien. Après avoir opéré en ligne et produit une cinquantaine d’objets usuels, le trio a récemment ouvert un showroom dans le IIIe arrondissement parisien. « On est revenu à la question de l’artefact, du savoir-faire, de la main, du domestique et de l’intime, énumère Anna Klossowski. En voyant que toute une génération d’artistes fabriquait des objets pour leur propre usage, on s’est dit qu’en les éditant on créerait une petite économie vertueuse tout en rendant l’art accessible à tous. » Ainsi de la paire de gants Love Hate à 18 euros de Mathieu Mercier, dont près de 500 ont déjà été écoulés, du beurrier d’Erwin Wurm édité à 300 exemplaires (300 euros), du Bouchonchat d’Alain Séchas à 50 euros, désormais best-seller. Si ces objets rencontrent un succès croissant, grâce notamment au boom des boutiques de musées, c’est qu’ils permettent, observe Anna Klossowski, de « rentrer dans le travail d’un artiste de manière moins intimidante ». Sans tomber dans la facilité, la caricature ou le produit dérivé.
We do not work alone, 58 rue du Vertbois, Paris (IIIe), wedonotworkalone.fr