Le système a tenu et les expositions sont au rendez-vous. Et pour cause, la soutenabilité économique des musées en dépend. Mais dans une crise à l’issue toujours incertaine, comment financer sa programmation sans public ni recettes ? « On ne fera pas l’économie des grandes expositions, estime Christophe Leribault à la tête du Petit Palais, mais nous devons les penser autrement, du moins pour l’instant. » Chacun fait donc feu de tout bois pour limiter les dépenses dans un monde où les coûts ont explosé. « Le bois nécessaire à la caisserie a augmenté de 25 %, la mousse aussi, le fret aérien a été triplé au point de voir arriver des demandes de transport maritime moins coûteux mais long et sans traçabilité, témoigne Axel Haddad, directeur du transporteur Grospiron. À cela s’ajoute le surcoût du recours à des intérimaires pour tous les régisseurs, installateurs qui, mis au chômage, ont changé de vie… »
Par ailleurs, les clauses de prêts ont été adaptées, spécifiant la cause épidémique comme cause d’annulation pour esquiver toute demande de dédommagement du prêteur. Et les recettes s’assèchent en particulier côté mécénat où les soutiens fléchissent, à l’exception de rares engagements en faveur de la programmation des musées comme la MGEN qui a signé en janvier un soutien remarqué en faveur de l’exposition « Divas » à l’Institut du Monde Arabe.
Faire des économies coûte que coûte
Premier changement, le convoiement des œuvres se fait désormais à distance avec constat d’état par visioconférence. Les économies réalisées sur les frais des convoyeurs ne sont pas négligeables. « Cette digitalisation s’est énormément développée depuis un an, surtout pour les prêteurs anglo-saxons qui l’exigent désormais », explique Axel Haddad. Si Articheck, une start-up technologique, vit une période d’or avec ses documents cryptés, gérés sur un cloud indépendant, les solutions ne sont pas toujours aussi solides. « On a le plus souvent utilisé des groupes Whatsapp ou Zoom, confie Ludovic Chauwin, régisseur aux musées de Strasbourg. En cette période de contrainte budgétaire, il faut être attentif à ne pas tout transposer à distance. Très utile, le convoiement à distance ne permet pas d’appréhender toute la sécurité de l’œuvre : son accrochage, sa place dans le flux de visite, l’hygrométrie… Et le convoiement est aussi une rencontre professionnelle entre collègues. Avec l’AFROA (Association française des régisseurs d'œuvres d'art, ndlr), nous cherchons à encadrer cette nouvelle pratique pour en faire sortir le meilleur. » « La crise a montré qu’on pouvait le faire, mais je pense qu’il faut revenir à la situation précédente car ce n’est pas sans faille. La preuve, les Américains demandent pour les expositions de 2022 des convoyeurs "physiques" », précise Christophe Leribault.
Autre levier d’économie : limiter la provenance des prêts à un seul pays, ou du moins à l'Europe. « La crise nous a poussés à trouver des solutions ensemble, et à œuvrer à la coopération entre institutions : on accentue nos collaborations y compris entre État et régions, et on cherche des expositions clefs en main », constate Agnès Wolff, directrice des expositions à la Réunion des musées nationaux. « La contrainte nous pousse à travailler plus avec nos voisins pour avoir une plus grande force de frappe auprès du public régional. Aujourd’hui, on ne peut plus jouer seul », explique Sophie Kervran, directrice du musée de Pont-Aven qui pour la première fois prépare pour 2022 une exposition en deux volets avec le musée des Beaux-Arts de Quimper, longtemps considéré comme « concurrent ». Elle poursuit : « En réaction à l’absence de visiteurs étrangers, nous réinvestissons les périodes avant et après l’été pour étaler la fréquentation sur l’année, comme avec l’exposition "Jean Puy et Ambroise Vollard" qui se tient jusqu’en janvier 2022. »
Exigence environnementale
D'autres ont réglé plus radicalement les frais de transport en misant sur le numérique. « La crise a été un vrai accélérateur de l’essor des expositions immersives, analyse Antoine Rolland, consultant et fondateur de Correspondance Digitale. Si les expositions virtuelles à 360° ne sont guère satisfaisantes pour l’instant, on a vu naître des formats innovants de médiation humaine à distance, comme au CMN, ou le développement des expositions immersives de qualité, comme le futur Grand Palais Immersif, qui permet autant de répondre à la question économique qu’à l’appétit du public en matière numérique. »
Ces changements permettent en outre de répondre à une exigence environnementale devenue prégnante. « Le temps de réflexion et de partage qu’a permis la pandémie a vraiment accéléré la transition énergétique, ou du moins sa prise de conscience, estime Sophie Kervran. Le recyclage, les prêts moins lointains, tout cela sont des choses qu’on fait depuis longtemps, beaucoup pour des raisons budgétaires. Maintenant, on attend de nos prestataires des engagements écologiques et on l’inscrit dans les appels d’offres publics. C'est aux grands musées d’être moteurs pour ne pas repartir sur nos habitudes du monde d’avant. »