« Coupée du monde et en marge de l’Afrique. » Isolée de l’Europe, à dix heures d’avion, et trop loin de l’Asie. C’est ainsi que le curateur Rina Ralay-Ranaivo décrit Madagascar. Dans ce pays où les deux tiers des 27 millions d’habitants vivent avec moins de deux euros par jour, où le taux de malnutrition augmente crescendo suite à une troisième année consécutive de sécheresse, l’art est tout sauf une priorité. Pas d’accompagnement professionnel ni de subvention publique, aucune école d’art, nul musée où exposer et voir des œuvres, presque aucune galerie pour vendre. « Après l’indépendance, le pays a eu envie d’affirmer une identité malgache en effaçant le passé colonial, y compris en supprimant les écoles d’art », regrette l'artiste Joël Andrianomearisoa. Or, cette identité est, de l’aveu de Rina Ralay-Ranaivo « décousue, dans le flou », d’autant que l’île n’a pas rompu avec les lourdeurs de l’administration coloniale. « Madagascar regarde le monde avec le prisme français, ce qui nous écarte de toute autre perspective », regrette le curateur qui a dirigé pendant 12 ans la programmation culturelle de l’Institut français d’Antananarivo, avant de s’établir à Berlin.
Malgré ce paysage culturel très restreint, la Grande île ne manque pas de talents. Ainsi du photographe Rijasolo. Bien que né et élevé en France il a fait le choix de s’installer à Madagascar. « On peut dire que mon éducation, ma façon de voir le monde, étaient surtout liées à la pensée occidentale, explique-t-il. Pourtant lorsque j’ai eu la trentaine, j’ai commencé à remettre en question mon passé… Il y a quelque chose au fond de moi qui me manquait sur le plan sentimental et intellectuel. Je me suis rendu compte d’un coup que ma place n’était plus de rester vivre en France mais de me reconstruire une identité à Madagascar, mon pays d’origine. » Un choix d’autant plus courageux qu’il est impossible de n’y vivre que de son art. « Il n’y a pas de système de subventions ni de droit d’auteur, détaille-t-il. Dans l’esprit des Malgaches, un artiste est d’abord musicien, les autres disciplines ne sont juste que des hobbies. Or, les artistes, s’ils ont besoin de formation, ont surtout besoin d’être considérés, admirés par leur public. » Même constat du côté de la bande dessinée, un art pourtant populaire à Madagascar. Il n’existe qu’un seul éditeur spécialisé, Ngah, dont la ligne éditoriale n’a pas bougé d’un poil. « À Madagascar, le gros problème, c’est que personne ne veut investir sérieusement dans la bande dessinée. La faiblesse du pouvoir d’achat y est pour beaucoup, d’autant plus que la majorité des gens associent la BD à un produit gratuit, lié aux ONG », regrette le bédéiste Eric Andriantsialonina, alias Dwa, qui n’a d’autre choix que de se tourner vers l’étranger pour éditer ses albums. Sans surprise, les deux artistes les plus identifiés sur la scène internationale, Malala Andrialavidrazana et Joël Andrianomearisoa, ont fait leurs études à l’étranger et résident tous deux à Paris.
Deux mécènes en concurrence
Aussi le petit monde de l’art local a-t-il applaudi des deux mains l’apparition de deux mécènes, Hassanein Hiridjee et Hasnaine Yavarhoussen, deux héritiers de puissants groupes malgaches qui se disputent désormais le rôle de promoteur de la scène artistique à Madagascar. Le premier, 45 ans, PDG du groupe Axian, a développé la Fondation H et lancé en 2016 le Prix Paritana, conseillé par le galeriste parisien Eric Dereumaux. Les lauréats reçoivent une bourse de 3 000 euros assortie d’une résidence de trois mois à la Cité internationale des arts, à Paris. Un dispositif complété en septembre 2020 avec l’ouverture d’un petit espace de 70 m2 dans le Marais pour exposer les artistes malgaches dans un premier temps, et plus largement africains.
Face à lui, Hasnaine Yavarhoussen, de dix ans son cadet, directeur général du groupe Filatex, a lancé le fonds de dotation Hy, qui, en 2019, a soutenu à hauteur de 200 000 euros – soit 45 % du budget – le premier pavillon de Madagascar à la Biennale de Venise, un labyrinthe de 50 000 papiers de riz noir froissé imaginé par Joël Andrianomearisoa. Le jeune homme, qui a acheté sa première œuvre voilà une dizaine d’années, compte dans son tableau de chasse les stars de l’art international, Joe Bradley, Gunther Förg, Sterling Ruby ou Anish Kapoor. Ce n’est que très récemment qu’il s’est penché sur la scène locale. En février 2020, l’homme d’affaires a ouvert à Antananarivo une pépinière artistique de 500 m2, Hakanto Contemporary (hakanto signifie « esthétique » en malgache), à la fois lieu d’exposition et résidence d’artistes, dont il a confié la direction artistique à Joël Andrianomearisoa. Avec un budget confortable d’environ 200 000 euros par exposition, ce centre d’art, qui a rouvert début mars après plusieurs mois de confinement, affiche un double objectif que Joël Andrianomearisoa résume ainsi : « Aider une trentaine d’artistes pendant trois ans, pour leur permettre de passer à un autre stade, les professionnaliser et servir de modèle auprès des entrepreneurs malgaches. »
Pas si simple. Les entrepreneurs locaux sont encore frileux, et Hassanein Hiridjee et Hasnaine Yavarhoussen font toujours figure d’exception. Une troisième initiative est bien née, mais elle provient du groupe français Rubis, dont le fonds de dotation Rubis Mécénat a développé en 2018 un laboratoire d’innovation et de création pour le design social, pour tenter d’offrir des solutions aux problèmes au long cours de la population malgache. Pis, les artistes locaux craignent que le petit élan insufflé par ces quelques mécènes ne soit stoppé net par l’évolution d’une pandémie, dont la gestion par les pouvoirs publics malgaches s’est avérée chaotique...