Alors que la pensée du critique d'art et poète Guillaume Apollinaire y avait été montrée en 2016, le musée de l'Orangerie accueillait jusqu'au 27 janvier une exposition très réussie sur Félix Fénéon, l'un des découvreurs du néo-impressionnisme. Replaçant intelligemment celui qui fut à la fois journaliste, écrivain, traducteur et critique d'art dans l'atmosphère artistique et intellectuelle de l'époque, l'exposition n'a pas non plus fait l'impasse sur le contexte politique et social d'antan en rappelant, notamment, les liens qui unissaient les avant-gardes littéraires et artistiques au mouvement anarchiste, dont Félix Fénéon fut une figure importante. « La critique d’art est une partie de la personnalité de Félix Fénéon, précise Isabelle Cahn, commissaire de l'exposition. Et s'il fut critique pendant moins de dix ans, son regard le distingue car il était également engagé dans d’autres domaines. » Elle poursuit : « L'objectif de cette exposition n'était pas de faire un biopic ou de raconter toute la vie de Fénéon mais de montrer un regard et un engagement dans une époque donnée. »
Co-commissaire avec André Guyaux de l'exposition « Huysmans, critique d'art » (jusqu'au 1er mars au musée d'Orsay), Stéphane Guégan ne dit pas autre chose : « Depuis quelque temps, le musée d'Orsay souhaite réinscrire la littérature au sein de ses programmes et l'exposition sur Joris-Karl Huysmans entre dans ce cadre. Le XIXe siècle regorge d'artistes, écrivains, critiques d'art qui se voyaient, échangeaient et ont eu une influence les uns sur les autres. » Il explique vouloir voir réapparaître le « dialogue des muses » dans l'établissement parisien. L'avenir des expositions serait-il à trouver dans ce décloisonnement des domaines propre à la pensée critique de Félix Fénéon ? Isabelle Cahn le croit : « Dans un musée tout est un peu cloisonné, développe-t-elle. Avec cette exposition nous souhaitions ouvrir davantage, abolir certaines frontières. » Pour la directrice des Archives de la Critique d'Art à Rennes, Antje Kramer-Mallordy, « exposer un critique d'art est un véritable projet intellectuel. Ce n'est pas juste une exposition qui montre de belles œuvres : on se retrouve face à une logique propre, celle de quelqu'un qui a construit un regard. Comment, dès lors, le traduire en scénario, avec un choix d'œuvres ou de documents ? »
(S') exposer (à) la critique
L'exercice inhérent à ces expositions de critiques d'art est difficile, Stéphane Guégan ne s'en cache pas. « Il a bien évidemment fallu aller au-delà des goûts et dégoûts de Huysmans, raconte le conservateur. Nous avons tenté de montrer comment il en était arrivé à écrire ses textes les plus célèbres et voulu faire entrer le public dans son laboratoire d'écriture. » Si l'exposition se doit d'être scientifique, « faire le portrait d'un intellectuel, c'est assumer la subjectivité de ce dernier liée à la pratique même de la critique » insiste, quant à elle, Antje Kramer-Mallordy. De telles expositions sont également l'occasion de montrer les réceptions diverses de l'œuvre d'un.e artiste et, dans un contexte précis, se rendre compte de la pluralité des voix dans une histoire de l'art encore majoritairement écrite à partir de grands noms, où les discours parallèles ont tendance à être effacés. Ainsi, « il ne s'agit pas pas de dire qu'en pourfendant la peinture des pompiers, Huysmans ne s'est jamais trompé, ni de dire aux visiteurs d'Orsay qu'il avait raison sur tout, commente Stéphane Guégan. Nous sommes partis des choix de Huysmans en mettant en avant sa virulence, parfois injuste et trop radicale ».
Pourtant, il est « compliqué de faire une exposition sur un critique, avoue le conservateur. La médiation ne doit pas étouffer les œuvres et certains visiteurs disent avoir regretté qu'on n'entende pas les textes de Huysmans lus dans l'exposition ». Si les critiques d'art sont parvenus à mettre des milieux en relation et les expositions permettent de restituer l'éventail des choix esthétiques d'une époque, force est de constater que l'histoire qui nous est narrée – bien que décloisonnée – reste celle des hommes. Apollinaire, Fénéon, Baudelaire, Huysmans sont des hommes qui parlent des hommes. Pourtant, la critique d'art n'était pas uniquement leur lot.
Une histoire des réceptions au masculin ?
Pourquoi n’y a-t-il pas eu d'expositions de grandes critiques d’art femmes ?, pourrait-on ainsi se demander, à l’instar de Linda Nochlin dans son célèbre essai « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Si la critique actuelle, toujours précaire, compte de plus en plus de femmes, les travaux de Rosalind Krauss, Lucy Lippard, Élisabeth Lebovici ou Aline Dallier-Popper n'ont pas encore bénéficié d'expositions en France. Qui, aujourd'hui, connaît le nom de Mathilde Stevens, autrice des Impressions d'une femme au salon de 1859 ou de Claude Vignon (Marie-Noémi Cadiot), contemporaines de Charles Baudelaire ? Dans son ouvrage Les femmes au Salon : propositions pour une étude de la critique d’art féminine au XIXe siècle, l'historienne de l'art Laurence Brogniez écrit : « Les femmes ont longtemps été exclues du monde de l’art ou s’y sont du moins trouvées marginalisées. La critique féministe du XXe siècle a bien mis en évidence les raisons de ce processus d’occultation. Mais si les femmes artistes des siècles précédents et plus particulièrement du XIXe siècle ne sont aujourd’hui plus tout à fait des inconnues, leurs contemporaines salonnières et critiques semblent singulièrement absentes du tableau. »
En 2012, l'Américaine Lucy Lippard a fait l'objet d'une exposition au Brooklyn Museum, où l'accent était mis sur l'apport de sa réflexion à la compréhension de l'art conceptuel, tandis qu'en 2015 une petite partie de l'exposition « Mémoires croisées / Dérives archivistiques » (au Frac Bretagne et à l'INHA) mettait en avant les travaux d'Aline Dallier-Popper, Anne Tronche et Catherine Francblin. Au regard des expositions actuelles, l'histoire des réceptions semble, encore aujourd'hui, être celle des hommes, de préférence occidentaux. Décloisonner, oui, mais pas trop.
À voir :
Huysmans critique d'art. De Degas à Grünewald, sous le regard de Francesco Vezzoli, jusqu'au 1er mars au musée d'Orsay, Paris (7e), musee-orsay.fr