Vingt ans, le bel âge. On peine à croire que Les Abattoirs de Toulouse aient seulement vu le jour dans les années 2000, tant ce temple de l’art moderne et contemporain est inscrit dans le paysage sudiste. Les festivités prévues pour le 20e anniversaire sous l’intitulé « Sans réserves » se déploient toute l'année aussi bien sur site avec trois temps forts (notamment autour des nouveautés de la collection historique et un accrochage participatif cet été), qu'en région, avec pas moins de 20 expositions chez 20 partenaires qui choisissent les œuvres exposées. Ouvert en 2000 dans les anciens abattoirs de la ville, et dirigé jusqu'en 2012 par Alain Mousseigne (puis Olivier Michelon jusqu'en 2016), cet objet hybride fusionne musée d’art moderne et contemporain et Frac. Pourquoi ce choix inédit ? Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs depuis 2016, revient sur la genèse du lieu : « À l’origine, ce ne fut pas tant l’IAC de Villeurbanne, qui mêle Frac et centre d’art (et non un musée) qui a servi de modèle, que le constat d’un manque de la ville de Toulouse et de la région Midi-Pyrénées en matière d’art contemporain. À la différence de certains musées régionaux qui se sont mis à acheter tôt de l'art moderne et contemporain comme le musée Cantini à Marseille, ceux de Saint-Étienne ou Grenoble, le musée des Beaux-Arts de Toulouse n'était pas dans cette dynamique d'achat et la région n'avait pas suivi l'impulsion des années 1980 en ne construisant pas de nouveaux musées. Au lieu de copier un modèle, pourquoi ne pas faire le bilan de l’existant pour créer quelque chose de nouveau ? Les Abattoirs sont donc la réunion du Frac Midi-Pyrénées, de ce qu'auraient pu être les collections d'art moderne et contemporain de la ville et du Centre régional d'art contemporain de Labège, situé en banlieue de Toulouse, qui était peu accessible en transport en commun. » La conservatrice poursuit : « Nous sommes donc passés d'une situation de retard à un modèle en avance. Aujourd'hui, cela paraît tout à fait naturel de faire un établissement public de coopération culturelle (EPCC) avec les collectivités autour d'une même table. En 1995, lors de la préfiguration du lieu, c'était une nouveauté totale ! ». Soutenu également par l’État avec le label Musée de France, ce biface historique et contemporain a très vite occupé une place centrale dans un contexte culturel toulousain davantage orienté vers le spectacle vivant, et qui manque encore de lieux dédiés aux arts visuels.
Patchwork
À raison d’une quinzaine d'expositions indoor et une quarantaine hors-les-murs par an, « la spécificité de la programmation des Abattoirs repose sur la co-construction, souligne Annabelle Ténèze. Elle se fait de manière totalement horizontale, réunissant à la fois la direction artistique, la communication, le service des publics et les partenaires régionaux pour la diffusion hors-site. Elle serait moins éclectique sans tous ces regards extérieurs ». L’éclectisme n’est évidemment pas un vain mot pour définir la ligne éditoriale des Abattoirs, capables d’exposer en même temps Jacqueline de Jong, David Claerbout ou Béatrice Cussol. Et pour cause : « Entre le fonds initial du Frac orienté vers la création méditerranéenne, les œuvres d'art moderne qui viennent de la ville, dont le rideau de scène monumental de Picasso, les œuvres acquises depuis 2000 ainsi que la donation d’Anthony Denney et le fonds Daniel Cordier (dépôt du Centre Pompidou) qui portent plutôt sur les années 1950-1960, que faire avec tout ça ?! », s’interrogea Annabelle Ténèze à la découverte de ce sacré patchwork. Après analyse de la collection, trois grands thèmes de recherche se sont dessinés et régissent l’ensemble de la programmation : « La relecture des grandes avant-gardes, en lien avec la collection des années 1950-1960 et le fonds Cordier (avec les expositions Daniel Spoerri, Hessie ou Peter Saul) ; l'articulation art et histoire (« Picasso et l'exil », « Medellin, une histoire colombienne ») ; l'articulation art et science, avec le dépôt d’art contemporain de l'Observatoire de l'Espace du CNES, et l'impact du numérique sur l'humain et dans la création contemporaine (avec les expositions « Suspended Animation, à corps perdu dans l'espace numérique » ou « Renaud Jerez - Black Mirror ») », détaille la directrice.
« Ces trois axes n'éclipsent pas la donnée fondamentale, que sont pour moi les enjeux féministes, que ce soit dans la présentation des artistes d'avant-garde ou les acquisitions », souligne-t-elle. Car ici comme ailleurs, il s’agit d’inverser la tendance : « 8 % de femmes dans la collection du musée et 25 % dans celle du Frac, ce n'était pas très satisfaisant. » Les Abattoirs acquièrent chaque année quatre à six œuvres pour le fonds du musée (aux deux tiers des artistes femmes des années 1950 à 1970 comme Carolee Schneemann, Renate Bertlmann ou Liliana Porter) et une vingtaine de pièces contemporaines pour le Frac, à parité.
Une cité dans la cité des violettes
En plus de leurs salles d’expositions, Les Abattoirs disposent d’ateliers pour enfants, une galerie des publics, une librairie, un restaurant, une bibliothèque en accès libre et un auditorium de 200 places qui permet de croiser la programmation avec d’autres disciplines artistiques (théâtre, cinéma, danse). « Dans cette "petite cité", nous accueillons tous types de visiteurs : les touristes mais surtout la population locale dont de nombreux jeunes, à l’image de la sociologie propre à Toulouse, une ville très dynamique par ses nombreux étudiants », observe la conservatrice. « La dimension sociale est très importante pour nous. Nous travaillons notamment pour les publics empêchés à travers des ateliers délocalisés dans des quartiers prioritaires de la ville, ou en prison. Nous sommes un des rares lieux culturels où les détenus ont l'autorisation de se rendre », explique Annabelle Ténèze. Et puis le musée n’hésite pas non plus à aller chercher un public de niche en proposant des événements décalés : « Il nous est arrivé de présenter un concert de scratch avec des jouets, de la performance de tango queer ou encore des séances de yoga dans les salles d'exposition », détaille la directrice qui peut s’enorgueillir d’un très bon bilan de fréquentation, passant de 120 000 visiteurs annuels en moyenne depuis son ouverture à 212 000 visiteurs en 2019. « Nous sommes sur une pente ascendante. On fait le constat d’un public qui nous identifie mieux, fidèle, informé de nos événements, clairement en attente d'art et de grandes expositions d'art moderne et contemporain », conclut-elle. Avec son architecture en briques roses, sa monumentale sculpture skatable installée sur le parvis et signée Raphäel Zarka, sa longue phrase de néon qui brille dans la nuit (œuvre de Joël Andrianomearisoa), Les Abattoirs, malgré un nom peu amène, sont devenus un repère fort dans le paysage toulousain, un lieu de vie et de culture incontournable.
À voir
Peter Saul, jusqu'au 26 janvier,
Carolee Schneeman, jusqu'au 8 février,
Mezzanine Sud, jusqu'au 16 février,
Les Statues meurent aussi, jusqu'au 31 mai,
Laure Prouvost, du 24 janvier au 31 mai,
Sans réserves, du 28 février au 31 mai, aux Abattoirs de Toulouse, lesabattoirs.org