Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Les revues italiennes : un modèle unique

Les revues italiennes : un modèle unique
Than Hussein Clark, L’Isola dei baci (Disappearing Acts), Kura, Milan.
Photos Mark Blower/Courtesy Than Hussein Clark

Pourquoi l'Italie est-elle devenue la principale place forte internationale des revues d’art ? Analyse d'un phénomène unique.

En quelques années, pas moins de quatre publications ont vu le jour : Nero (2004), Mousse (2006), Cura (2009) et Kaleidoscope (2009). « Il y avait une nécessité à remplir le vide d’institutions », résume Luca Lo Pinto, co-fondateur de Nero, nommé récemment directeur du Macro à Rome. « Les revues devenaient des institutions à part entière, créant des communautés dans un mouvement de bas en haut, malgré la crise économique, poursuit-il. Nero (qui a cessé de paraître en kiosques en 2014, ndlr) était inspirée de la première période des revues PurpleButt ou Frigidaire, fondées en Italie en 1980 : nous souhaitions créer des ponts entre l’underground et les canaux établis, de la même manière que nous allions autant à des raves qu'à la Documenta. »

Si Milan, où siègent Mousse et Kaleidoscope, reste l’épicentre des industries de la mode et du design, Rome, la base de Nero et Cura, offre un spectre plus connecté d’événements underground. « L’isolement relatif de Rome peut devenir productif. La revue s’inspirait du côté interdisciplinaire de la ville », se souvient Luca Lo Pinto. « La revue Cura est née au comptoir d’un bar. Nous nous sommes dit : si tu n’es pas invité au dîner, organise le toi-même, raconte quant à lui Andrea Baccin, co-fondateur de la revue romaine. Nous fabriquons une revue comme une exposition, tandis que les artistes choisissent les auteurs. Notre blog compile les expositions que l’on défend et prolonge notre intérêt par la relation entre art et technologie, avec des thèmes prospectifs, comme l’impact du digital sur le corps. »

La société vue par l'art

Flash Art, la revue historique créee en 1967 par Giancarlo Politi, aurait-elle joué un rôle d’« école » pour les nouvelles venues ? Ce n’est pas l’avis de la plupart des interviewé.e.s, chaque revue cherchant à se démarquer par le langage et les formats — ce que la nouvelle directrice de Flash Art, Gea Politi, fille du fondateur, a sans doute compris, en la remaniant de fond en comble ces dernières années. Mais la revue a montré la voie du bilinguisme pour une distribution internationale et donné une visibilité à des jeunes curateurs et critiques italiens qu'elle a permis de faire connaître. « C’était le premier exemple d'une revue européenne, qui a su accompagner des moments artistiquement très forts en Italie », confirme Francesco Tenaglia, actuel directeur de la revue Mousse, créée par deux étudiants en histoire de l’art à Bologne, Edoardo Bonaspetti et Alessio Ascari. « Quand tu n’es pas au centre, cela permet une certaine distance, une perspective plus large et internationale », selon Alessio Ascari. Après avoir travaillé pour Mousse, celui-ci a fondé Kaleidoscope, d’abord tournée exclusivement vers l’art le plus pointu, avant une inflexion vers la culture visuelle au sens large.

« Nous reflétons la société du point de vue de l’art », affirme de son côté l’actuel directeur de Mousse. « Je lis beaucoup de thèses (pas forcément sur l’art) et je voyage pour chercher des nouveaux auteurs. Je veux trouver la bonne personne pour le bon sujet et l’écriture peut prendre un an s’il le faut, explique Francesco Tenaglia. Plutôt que d’être les premiers à parler d’un artiste, nous voulons montrer comment on crée du sens. Ainsi, ces dernières années ont-elles été marquées par l'entrée très forte des études culturelles, post-coloniales et de genre dans la manière d’écrire et de faire de l’art. » Pourtant, le paysage des revues italiennes est particulièrement masculin. « Tout le monde reconnaît à l’étranger l’importance du féminisme italien, marqué par des figures comme Silvia Federici ou la critique Carla Lonzi, rappelle la curatrice Veronica Valentini, co-directrice de BAR Project, à Barcelone. Et il ne faut pas oublier que la pionnière de cette scène a été Chiara Figone avec les revues Uovo, The Exhibitionist, et Archive Books, devenue maison d’édition). Je suis curieuse de voir ce que va donner la création de la première chaire de politiques du genre à l’université de Rome, mais pour nous il fallait développer notre recherche ailleurs. »

Le quatuor des revues italiennes multiplie désormais ses activités : commissariat d’expositions (parfois associées à l'ouverture de lieux), maisons d’édition, conseil pour l’identité visuelle de biennales et collaborations « actives » avec des foires. Mais l’esprit se veut le même : « Quand on grandit dans une ville de province comme moi, le plus important ce n’est pas de connaître les sujets dont parle une revue, mais c'est l’amour que tu ressens dans l'écriture », conclut Francesco Tenaglia.

Double page dans Mousse Magazine, 2019. Œuvres : à gauche, Irena Haiduk et Martine Syms, Shame Space, 2019, « Dialogues: Irena Haiduk and Martine Syms », Institute for Contemporary Art à la Virginia Commonwealth University, Richmond, du 16 février au 12 mai 2019. A droite, vue d'exposition « Martine Syms: Borrowed Lady » à la galerie Audain, Vancouver, 2017.
Double page dans Mousse Magazine, 2019. Œuvres : à gauche, Irena Haiduk et Martine Syms, Shame Space, 2019, « Dialogues: Irena Haiduk and Martine Syms », Institute for Contemporary Art à la Virginia Commonwealth University, Richmond, du 16 février au 12 mai 2019. A droite, vue d'exposition « Martine Syms: Borrowed Lady » à la galerie Audain, Vancouver, 2017.
© Irena Haiduk/© Martine Syms/Courtesy Mousse Magazine.
Andrea Baccin et Ilaria Marotta de la revue Cura.
Andrea Baccin et Ilaria Marotta de la revue Cura.
Courtesy Cura.
Mousse Magazine n°67, printemps 2019.
Mousse Magazine n°67, printemps 2019.
Courtesy Mousse Magazine.
© CURA.
Couverture de CURA n°31 par Zadie Xa.
Couverture de CURA n°31 par Zadie Xa.
© CURA.
Ed Fornelies, Truth-Table, 2016, exposition dans le local de Cura à Rome.
Ed Fornelies, Truth-Table, 2016, exposition dans le local de Cura à Rome.
© Ed Fornelies/Courtesy Cura.
Francesco Tenaglia.
Francesco Tenaglia.
Courtesy Mousse Magazine.
Nicola Pecoraro, Luca Lo Pinto et Valerio Mannucci en résidence à la fondation Kadist San Francisco, 2011.
Nicola Pecoraro, Luca Lo Pinto et Valerio Mannucci en résidence à la fondation Kadist San Francisco, 2011.
Courtesy Kadist Foundation.
Yung Lean par Joshua Gordon en couverture de KALEIDOSCOPE, n°35, automn-/hiver 2019/2020.
Yung Lean par Joshua Gordon en couverture de KALEIDOSCOPE, n°35, automn-/hiver 2019/2020.
© KALEIDOSCOPE.
NERO, n° 29, printemps/été 2012, couverture par Jochen Lempert.
NERO, n° 29, printemps/été 2012, couverture par Jochen Lempert.
© NERO/Jochen Lempert.
NERO, n° 29, printemps/été 2010, couverture par Collier Schorr.
NERO, n° 29, printemps/été 2010, couverture par Collier Schorr.
© NERO/Collier Schorr.
Alessio Ascari.
Alessio Ascari.
Photo Ivan Grianti.

Article issu de l'édition N°1828