Lors de la préparation de cette enquête, c'est leur nom qui a été le plus souvent cité en modèle par les collectifs d’artistes et de curateurs interrogés : Auto Italia South East. Soit une communauté, un lieu d’exposition et des ateliers à Londres, mais aussi, à l’occasion, un « artiste collectif ». Fondé en 2007, Auto Italia finance et produit des projets d’autres artistes, collabore avec des galeries et des institutions (de la Tate Modern au KW de Berlin), jouant tous les rôles pour essayer de renouveler ce qu’on entend par travail artistique. « Quelles sont nos conditions sociales de travail quand nous n’avons même pas les moyens de louer un atelier dans une ville comme Londres ?, rappelle l’actuel directeur Edward Gillman. Auto Italia a été créé dans un ancien garage squatté par trois artistes femmes tout juste diplômées, qui ont voulu expérimenter des formats politiques d’auto-organisation et de collaboration afin de développer des alternatives de production et de distribution à travers des performances, des expositions ou des projets numériques. » Le jeune artiste de 28 ans ajoute : « Nous adoptons différentes stratégies : simuler une logique institutionnelle, jouer les rôles d'hôtes ou de parasites... Nous nous interrogeons, comme collectif qui réunit un réseau pointu de collaborateurs délocalisés, sur ce que signifie le travail immatériel à l’ère post-fordiste, dans une ville ultra-libérale. »
Les espaces occupés successivement par Auto Italia (avec le soutien de l’Arts Council) ont eu une influence considérable dans la stratégie des projets. Comme cet entrepôt devenu studio de télévision expérimentale, et qui renvoie à des projets collectifs menés par Lili Reynaud Dewar (« Performance Proletarians », Magasin de Grenoble, 2014), Benjamin Valenza (« Labor Zero Labor », Friche la Belle de Mai, Marseille, 2016) ou Calla Henkel & Max Pitegoff (« TV Bar », Berlin, 2019). « De nombreux collaborateurs endossent plusieurs casquettes, hors de celle d'artiste (production vidéo, mode, design, publicité). Notre fonctionnement pourrait se rapprocher de celui d'un club, quand la fête devient un endroit communautaire de création collective », ajoute Edward Gillman. Ça n'est pas un hasard si Auto Italia a invité Metahaven, mystérieux studio de design et think tank d’Amsterdam qui cherche à redéfinir une esthétique politique à travers les détritus visuels des gouvernements et des entreprises : conscients du pouvoir des « memes » et des « fake news », ils abolissent les barrières entre auteur, designer et éditeur.
Modèles de transformation permanente
Les modèles historiques d'Auto Italia sont à trouver du côté de Group Material (1979-1996) à New York – collectif d’artistes adoptant l'esthétique bureaucratique, activistes dans la lutte contre le Sida par l'infiltration des médias – ou Bernadette Corporation, créé à New York en 1994. « Ils ont été des modèles de transformation permanente », évoque Edward Gillman. Bernadette Corporation a ainsi conçu une collection de mode et publié une revue d’anti-mode, réalisé des films expérimentaux alter-mondialistes avec le collectif français Tiqqun, et ensuite écrit un roman collectif qui deviendra une galerie au nom fictif (Reena Spaulings). « Nous avons aussi des affinités avec DIS, fondé à New York en 2010 : une communauté naviguant entre la publicité, la mode et la théorie critique, pour penser autrement la fabrication des images, la transformation des identités et la notion de travail, et prendre la mesure des changements induits par la culture numérique », conclut Edward Gillman. À la fois magazine, banque d’images d’artistes et faux-concept store, DIS a fait du lifestyle un matériau artistique, s’intéressant aux logiques internes de la culture mainstream.
D’autres collectifs ont voulu entretenir l’ambiguïté entre l’exposition et le magasin, à l’image de Deborah Bowmann (Bruxelles), duo d’artistes habillés en businessmen dans une performance permanente, jouant des codes de la boutique pour explorer un modèle économique expérimental géré par eux-mêmes. Le Syndicat Magnifique, collectif de curateurs fondé à Paris en 2013, entretient aussi une ambiguïté vis-à-vis de la séduction visuelle, dans un contexte d'« injonctions néo-libérales au bien-être et à la performance de soi », évoque Victorine Grataloup, qui ajoute : « Nous avons accompli un glissement du texte, souvent envisagé comme la "signature" curatoriale, vers la scénographie, intégrant une forme de séduction potentiellement critique ». Invités à exposer à la Villa du Parc, à Annemasse, ils ont connu une sorte de passage de relais entre deux générations de curateurs, la directrice du centre d’art, Garance Chabert, ayant elle-même fait partie d'un collectif, Le Bureau (2005-2014) – avec Aurélien Mole, Céline Poulin, Émilie Villez ou Marc Bembekoff – et mené une réflexion sur l’usage des images et la réinvention de l’archive par les artistes.
Amitiés
Pour le Syndicat Magnifique, « l’amitié est centrale dans la manière d’établir une éthique de la collaboration, pour trouver un temps d’échange hors des activités de chacun. L’une de nos premières expositions a eu lieu dans l’espace d’un club clandestin (Champ Libre) : ce modèle de micro-communauté à l'économie fragile, capable d’être un lieu de refuge pour d’autres sociabilités et identités, nous parait déterminant », rappelle Victorine Grataloup. C’est un trait commun à toute une génération d’artistes, plus attentifs aux discriminations intersectionnelles, portés par l’essor des mouvements féministes et décoloniaux, tout en voulant déjà construire d’autres futurs. Ainsi, les collectifs qui cherchent à réinventer les modèles de sociabilité à travers l’art sont légion, qu’il s’agisse de la manière de travailler de l’intérieur les stéréotypes liés à l’émigration (Filles de Blédards, Not Manet’s Type) ou dans le dépassement des genres binaires (Young Boy Dancing Group et XenoEntities Network à Berlin, Queer is not a label à Treize, Paris).
Certains réinvestissent des dispositifs intégrés à la vie quotidienne pour les reformuler, du restaurant (Babes Bar à Berlin) ou du bar (Mothers & Daughters à Bruxelles, imaginé par la revue queer Girls Like Us) à la librairie (Rile à Bruxelles), en passant par la piscine (Tropez à Berlin) ou le lavomatic (The Laundromat Project, en lien avec les communautés de Harlem). « Quand nous avons fondé Komplot à Bruxelles en 2002, évoque sa directrice Sonia Dermience, qui vient d’associer sa structure au pôle de collectifs d’artistes bruxellois Château Nour, nous voulions ramener la dimension performative de l’art hors du white cube. La question de l’hospitalité et du temps passé avec les artistes est toujours centrale — nous ne faisons pas simplement qu'accrocher des choses au mur. » Elle ajoute : « Il y a eu des épisodes précédents importants, de l’occupation du Palais des Beaux-Arts en 1968 par Marcel Broodthaers jusqu’au Club Moral (1981-1987) d'Anne-Mie Van Kerckhoven, dans un esprit assez punk. J’ai fait un film sur ces collectifs belges car il y a une histoire orale de filiations qui n’est pas écrite. »
Organisations communautaires
Désormais, un déplacement semble s’opérer entre les collectifs qui se sont distingués par des positionnements esthétiques et une génération qui tourne son attention vers les inégalités structurelles de l’écosystème de l’art. « Dans l’héritage du féminisme, nous établissons des passages entre pratiques activistes et artistiques, car les infrastructures sont partie intégrante du travail. En identifiant les manques, nous essayons d’être transparentes, pour engager un travail durable de soutien, de pratique de soin et de survie dans un contexte précaire », explique Helen Kaplinsky, curatrice co-responsable du collectif Res. à Londres, qui publie la revue cyber-féministe Alembic. Qu’il s’agisse de Jupiter Woods et Mimosa House à Londres, ou Sissi Club à Marseille, de nombreux projets intègrent des groupes de lecture ou des projets d’écriture collective, à l’image de la publication Vnouje, « épopée lesbienne » du collectif Fusion (Cécile Bouffard, Roxanne Maillet et Clara Pacotte) qui s’étend à la performance ou l’exposition.
D’autres initiatives se tournent vers une inscription écologique, à l’exemple des fermes urbaines accueillant des projets artistiques (Zone Sensible/Parti Poétique à Saint-Denis ou Grizedale Arts à Coniston, dans le nord de l'Angleterre) ou proposent des résidences rurales d’écriture et d’échange de savoirs entre artistes, chorégraphes, écrivains, scientifiques ou philosophes, à l’image du Performing Arts Forum (PAF) à Saint-Erme (Aisne). « Il y a un principe d’organisation communautaire qui s’appuie sur quatre règles simples : ne pas laisser de traces matérielles ; créer des possibles pour les autres à travers le partage de connaissances ; celui qui fait décide ; prendre en compte les asymétries », évoque le fondateur Jan Ritsema, ex-enseignant de la Rijksakademie à Amsterdam, où il a participé dans les années 1960 au mouvement écologiste Provo. Lors de rencontres annuelles organisés au printemps, les artistes séjournant au PAF ont pu assister à des échanges avec l’écrivain Tristan Garcia, des philosophes associés au courant du « réalisme spéculatif », des militants de Tarnac, des responsables du Manifeste xénoféministe, ou des penseurs de l’anthropocène comme Isabelle Stengers. « Il s’agit de partager du temps et de l’espace, en incluant le maximum de différences et de points de vue, sans chercher l’efficacité mais des connections à travers la conversation », ajoute Jan Ritsema.
Signe des temps : la prochaine Documenta, en 2022, a été confiée pour la première fois à un collectif de dix artistes, Ruangrupa, qui déploie ses activités à Jakarta autour de l’édition, la radio, les expositions et même une école expérimentale (Gudskul). Face à la perpétuation du principe de mérite individuel qui domine toujours le monde de l’art, loin d’une vision à long terme du travail des artistes, le chercheur en sciences politiques Laurent Jeanpierre proposait récemment de rompre avec l’élitisme qui concentre l’attention sur une toute petite frange du monde de l’art, pour réaliser que la production d’œuvres, leur exposition et leur circulation marchande ne sont que des modalités parmi d’autres de l’activité artistique. Plutôt même l’exception que la norme, constituée de pluri-activités et de la construction de possibilités collectives de travail.