En Inde, le milieu de l'art est marqué par une nette tendance à la centralisation. C'est depuis ce centre intangible qu'émergent les notions de goût, de valeur, de discours, de sens et de contemporain. En bref, ce milieu est une fabrique à définitions. Le désir de consolidation – la concentration des pouvoirs d'arbitrage entre les mains de quelques-uns –, bien qu'il ne soit pas unique ou spécifique au contexte indien, est catalysé et animé par des hiérarchies de classe et des réalités de castes propres au sous-continent. « C'est à l'université – à travers ses enseignements, ses publications – qu'est créé le canon de production artistique en Inde », affirme Premjish Achari, chercheur et curateur prolifique, avant d'ajouter sur une note plus sinistre : « Mais de manière plus fondamentale, c'est aussi ainsi que le monde académique formule et formalise l'idée de la nation elle-même ». C'est ainsi que le concept de collectif – qu'il soit de coopération, de collaboration ou simplement existant en tant que « tribu » – constitue un signe puissant dans le contexte indien. L'acte de création collective y est un symbole radical : il ne signale pas seulement un mouvement vers la communauté à laquelle l'artiste appartient, mais aussi le détachement vis-à-vis de l'idée monolithique et singulière de la nation, telle que déterminée par le milieu centralisé de l'art.
Ces dernières années, plusieurs collectifs ont vu le jour dans différentes disciplines, du théâtre expérimental (Tepantar Theatre Village) au design de jeux vidéo (Antariksha Studio), en passant par l'édition (Pao Collective), l'art dans l'espace public (St+art India), l'activisme (Maraa, Raqs Media) et le cinéma (Neelavarana Media). Ils tentent, à partir des manifestes qu'ils font circuler, de bâtir de nouveaux cadres pour la production, l'exposition, la vente et la diffusion des arts en Inde. Tepantar Theatre Village, par exemple, est un modèle de lieu fécond où les frontières conventionnelles entre pratique artistique et vie quotidienne s'évanouissent. Ses habitants sont également les principaux membres d'Ebong Amra (« Et nous » en bengali, ndlr), une compagnie spécialisée dans la production théâtrale et musicale. Les habitants de Satkahonia, le village du Bengale où Tepantar (« Transition », ndlr) a été fondé en 1996 par l'activiste Kallol Bhattacharya, travaillent dans des domaines aussi variés que l'agriculture, le transport, le commerce de détail et l'industrie. Parallèlement, ils et elles affinent leur pratique en tant qu'acteurs, concepteurs de décors ou de costumes, charpentiers, constructeurs, peintres, chanteurs, écrivains… : preuve d'une osmose remarquable entre l'engagement dans le monde et l'objectif personnel. Tepantar Theatre Village offre ainsi une alternative vivante aux systèmes stratifiés de pédagogie ou de formation artistique qu'on trouve dans les centres urbains, où la figure de l'artiste est de plus en plus associée à l'aliénation aux réalités qui l'entourent. Au contraire, Tepantar prescrit une manière d'être où l'artiste n'est plus une aberration ou un amuseur, mais un individu poreux, dont les actions sont en communion profonde avec son environnement.
Ce désir d'intégration, atteint grâce à un changement radical de paradigme, se retrouve dans les divers choix du collectif Neelavarana Media (« Bleu Media », ndlr), basé à Bangalore, dans le Karnataka. Le groupe produit des films, courts et longs-métrages, qu'il diffuse lors d'événements intitulés « Neeli Paradé » (« festival bleu », ndlr) dans des lieux non traditionnels de la ville. Ceux-ci sont choisis à dessein par les fondateurs du collectif pour contourner et subvertir les réseaux excluant de l'art. Ces rencontres permettent d'éluder l'élitisme oppressif de la ville qui se manifeste dans ses régimes de castes, langues, cultures ou classes. Grâce au placement tactique de leurs œuvres dans des sites spécifiques, les membres de Neelavarana Media obligent à réviser les discours dominants, pour les éclairer par des titres tels que Against the Tide (Contre la vague) ou Dead Beings (Les Êtres morts).
Déconstruire la notion de « national »
Cette redéfinition s'étend, comme l'écrivait l'universitaire marxiste Subramanyam Das, qui refusait d'être considéré comme un critique d'art, à la conceptualisation de nouvelles idées. Jusqu'à présent, l'« industrie de l'art » en Inde – composée d'un réseau de galeristes, commissaires d'exposition, critiques et éditeurs qui sont souvent des alliés de classe et de caste – détermine un ensemble de paramètres conservateurs qui permettent de juger la valeur artistique : le caractère sacré du matériau, la conformité stylistique ou encore la pertinence par rapport à un discours. Il en résulte une norme, à laquelle l'artiste doit souscrire afin de s'assurer une place dans l'histoire que le milieu de l'art se raconte à propos de lui-même. Comme l'écrivait en 2006 le journaliste Shivaji Panikkar dans From Trivandrum to Baroda and Back: A Re-Reading, « les discours de l'élite sur l'art et les mouvements artistiques divergents emploient une double manœuvre : soit ils s'approprient la différence et l'intègrent dans des discours plus larges, soit, par un processus de dénigrement, ils la rejettent comme étant sans importance ».
Dans l'histoire de l'art indien, les collectifs d'artistes sont souvent considérés comme des anomalies tragiques, des phénomènes affligés par la détresse de l'exil. Le cas de l'Indian Radical Painters' and Sculptors' Association, un collectif de sept artistes actif au Kerala de 1985 à 1989, est précurseur. En 1985, fut organisée au Kasauli Art Centre de New Delhi l'exposition « Seven Young Sculptors », avec des œuvres de K.P. Krishnakumar, Alex Mathew, Asokan Poduval, N.N. Rimzon, Pushpamala N., Prithpal Singh Sehdave Ladi et Khushbash Shehrawat. En 1987, le groupe se formalise avec l'exposition « Questions and Dialogue » à la Faculty of Fine Arts de Baroda. L'événement, raconte Shivaji Panikkar, est « accompagné d'affiches sur le campus et d'un manifeste rédigé par l'artiste Anita Dube, dénonçant la marchandisation de l'art et l'absence d'engagement politique et social de la part des "peintres narratifs" ».
L'Indian Radical Painters' and Sculptors' Association a essayé d'atteindre un double effet : la déconstruction de la notion de « national », telle que défendue par l'élite dominante, par le biais d'une revendication du « local », que les fondateurs considéraient comme « une source de connaissance, provenant souvent de la culture vernaculaire, de l'authenticité ''tribale'' ». Le collectif proposait que l'art devienne une opportunité pour le prolétariat urbain et rural de répondre aux crises de l'époque, intégrant et remodelant le grand discours national, plutôt que de rester perpétuellement enfermé dans des cycles intemporels de vie et de mort.
Rétrospectivement, le travail du collectif est aujourd'hui perçu comme une aberration. Si on salue sa ferveur, on estime également que la demande adressée au milieu artistique indien manquait de cohérence et de continuité. Les critiques citent souvent la participation de l'un d'eux, Alex Mathew, à « Timeless Art », une exposition très officielle organisée en 1988 au Victoria Terminus, dans le Vieux Bombay, comme une indication claire des contradictions internes qui ont affecté l'idéologie du groupe. En effet, le collectif s'est opposé avec véhémence à l'exposition, la considérant comme un emblème de l'héritage bourgeois dans sa vision coloniale de la nation. Il est donc nécessaire – surtout si l'on tente d'examiner le potentiel des collectifs tels qu'ils naissent dans les circonstances actuelles – de considérer les groupes d'artistes non seulement dans leurs réalités quotidiennes, mais aussi pour leur portée symbolique.
Résister aux définitions
L'histoire de l'art récente en Inde regorge d'autres exemples de ces bouleversements. Le principal d'entre eux est le cinéma troublé de John Abraham (1937-1989), célèbre pour son film Amma Ariyan (Raconter à la mère, 1986), qui évoque la réalité sociale du pays à travers la découverte du cadavre d'un homme énigmatique. John Abraham est un pionnier du collectif Odessa, qui tenta de réimaginer les modèles existants de financement, de production et de distribution de films à grande échelle. Comme le montrait en 2014 Premjish Achari dans Mutable Bodies: K.P. Krishnakumar and the Radical Association, « le cinéma de John Abraham a non seulement abordé de nouveaux thèmes, mais il a aussi tenté de modifier le langage même employé pour dépeindre des réalités familières. La forme en elle-même était révolutionnaire ». Cela s'apparente à ce qu'Anita Dube identifie comme la tendance principale du travail de l'Indian Radical Painters' and Sculptors' Association : un « réalisme personnalisé », expressionniste, provocateur, où l'art offre un remède aux maux de la société.
Qu'apporte aujourd'hui à l'art en Inde l'histoire de ces groupes d'action collective ? La nécessité qu'ils invoquaient – contrer une norme nationale canonique imposée dans les domaines de la production ou de la diffusion artistique – est plus que jamais d'actualité. À une époque où la capacité à construire un imaginaire de la « nation » est détenue presque exclusivement par le nationalisme hindou (celui-ci est au pouvoir depuis 2014 avec la prise de fonction du Premier ministre Narendra Modi, membre du Bharatiya Janata Party, ndlr), il est encore plus essentiel que les collectifs contemporains se recentrent sur le « local » pour s'assurer que la pluralité des voix perdure et que la nation soit le ferment d'éléments divers et non d'un seul, imposé de manière autoritaire. Il est tout autant impératif que ces collectifs contemporains échappent à une vision romantique élitiste et résistent aux définitions. La réponse est à trouver, comme c'est souvent le cas, dans la communauté.