Ce qui me touche dans le travail de Rebecca Horn part de ce point d’origine dont je me suis toujours sentie proche : après l’accident de son corps « pollué » par des matières chimiques, elle s’est trouvée physiquement coupée du monde. Ensuite, elle n’a eu de cesse de briser cet isolement en recréant des points de contact, des questionnements sensibles, lui permettant peu à peu de recomposer la complexité d'un rapport à la fois mental et charnel à ce qui l’entoure. Depuis petite, j’ai aussi éprouvé – dans une autre mesure – la sensation d’un handicap, d’un manque crucial de racines ou de liens au monde réel et terrestre. Chez moi (comme chez d’autres), ce fut provoqué par le contexte urbain et culturel de notre civilisation occidentale, par cette grande « césure » cartésienne qui nous a été imposée entre l’être pensant et la vitalité sensible du monde, notamment à travers le fameux concept de « nature », construction que les sciences humaines démontent clairement aujourd’hui.
Rebecca Horn, partant de son expérience intime, a pointé cet isolement. Elle a produit des figures hybrides et vivaces qui, mêlant violence et douceur, ont installé des vibrations quasi-neuronales faisant lien et rééducation, ses œuvres composant ensemble une sorte de « cosmologie cuisante » à forte portée. De mon côté, j’ai toujours eu (modestement) la sensation d’être aussi une tisserande, d’opérer comme une araignée avec mes œuvres, tissant des toiles de perception, lançant dans l’espace des trajectoires sensibles entre des bêtes, des pierres, des plantes et des humains pour reformater la cartographie qui tapisse nos inconscients. Or, si je suis un produit de notre civilisation et donc un symptôme de la révolution cosmologique qui est effectivement à l’œuvre aujourd’hui, Rebecca Horn en est une pionnière. Comme à rebours, elle est partie d’elle-même, là où nous partons du paysage abîmé. Aujourd’hui, l’art se tourne notamment vers la pensée écoféministe pour comprendre comment traverser le « tournant ontologique » qui s’opère, mais Rebecca Horn s’est levée et dressée en parallèle de cette pensée et au-delà. Partant de son corps abîmé, elle a tissé des liens, recomposé une cosmologie qui, si elle reste douloureuse, permet d’amorcer des manières de « faire monde », dans une logique d’unité.
Toucher et présence
L’exposition du Centre Pompidou-Metz retrace généreusement l’ampleur du parcours qu’a effectué Rebecca Horn entre expérience intime, affinités surréalistes, pensée de l’alchimie et amitiés féminines. Ce qui m’a frappée, outre le fait de découvrir l’importance des liens entretenus avec d’autres artistes et la place centrale de ses films (trois long-métrages projetés là, sublimes, qui empruntent en toute part au cinéma et dont je ne connaissais pas l’existence), c’est que l’exposition m’a donné à vivre une expérience physique édifiante : j’avais de son œuvre une idée haute mais finalement abstraite et quasi mythologique, qui reposait sur le souvenir de pièces isolées (comme la première fois que je l’ai vue en 1996 dans l’exposition « Comme un oiseau » à la Fondation Cartier) ou des vidéos vues sur le web. Or, la dimension sensible de l’approche des œuvres ici réunies est précieuse parce qu’il s’agit justement de cela : de toucher et de présence, d’attente et de surprise, de sensualité et d’expérience.
Ici les œuvres, sorties des films, prennent corps, produisant tout autre chose : son costume de licorne apparaît comme une relique précieuse, un squelette à la corne douce d’où le corps s’absente, sa danseuse de plumes livre sa fragilité burlesque, la ligne de mercure devient une colonne vertébrale dangereuse et magique qui donne le frisson et son piano pendu vomit et dévore, dans une agonie sans cesse ressuscitée, la finitude de l’art et des objets. C’est que la place du sensible est au centre et juste à l’endroit où l’inconscient touche le fond du cerveau.
Voilà encore pourquoi je l’aime : Rebecca Horn, en convoquant autruches, perroquets, serpents, mercure et morphos là où vous venez pour « être touchés », vous offre des êtres hybrides entre elle, vous et la bête, des corps machiniques anonymes à investir qui vous permettent pudiquement de devenir sculpture vivante et de questionner votre relation charnelle au monde. Rebecca Horn est bien une reine des chamanes, comme je crois que je rêverais d’en être une, et c’est un grand honneur que de pouvoir performer auprès d’elle et avec les merveilleux musiciens que sont Vincent Ségal et Lucie Antunes cette « forêt des gestes » qui se veut un chant d’objets, un rappel à notre mémoire et un appel à investir physiquement des zones de réparation possibles, aux confins de l’humain, des ordures, de la culture et du vivant.
À voir
Rebecca Horn - « Théâtre des métamorphoses », jusqu'au 13 janvier 2020, Centre Pompidou-Metz, centrepompidou-metz.fr
« Concert for Anarchy » - Vincent Ségal, Lucie Antunes, Ariane Michel, samedi 15 juin à 16h dans l'exposition.