« J’ai hâte d’entrer dans l’exposition ! » Dès lors qu’on prononce le nom d’Anna-Eva Bergman, Eva Nielsen est enthousiaste. Alors qu’elle dépose son sac à dos au vestiaire du musée, l’artiste ne tient plus et raconte, l’œil brillant : « Je l’ai découverte il y a une dizaine d’années. On m’a parlé d’elle quand j’ai commencé la sérigraphie ». En plus du prénom qu’elles partagent, les artistes ont plusieurs points d’accroche, à commencer par leurs œuvres. « C’est drôle, il y a des choses en commun dans nos travaux, abonde Eva Nielsen, un pied dans la rétrospective. Sur cette toile par exemple, une sorte de sfumato au second plan, et la diffusion de granularités au premier. Un rapport à l’œil aussi, à l’optique. » À mesure qu’elle parle, la jeune femme dégaine son téléphone portable, tapote dessus et le place près de la toile N°11-1968, Grand Rond, peinte par Bergman en 1968. Sur l’écran, l'œuvre Lumen II de Nielsen est en effet troublante de ressemblance. « Je n’avais jamais vraiment fait le lien mais là il n'y a pas de doutes...! », s’exclame-t-elle.
Laisser la place au corps
Formellement, les travaux d’Anna-Eva Bergman et d’Eva Nielsen sont proches. Leur taille – souvent importante – et les sujets traités donnent envie de construire de nombreux ponts entre les deux artistes. Elles ne sont jamais rencontrées : la première est décédée en 1987, alors qu’Eva Nielsen n’a que quatre ans. Née de parents norvégiens et suédois, Anna-Eva Bergman a grandi en Norvège et s’est formée à Oslo, avant de vivre la majeure partie de sa vie en France.
Alors qu’elle déambule dans les premières salles de l’exposition, découvrant l’engagement de Bergman contre le fascisme, l’œil d’Eva Nielsen est attiré par l’affirmation « Je veux ! », floquée sur les cimaises de la rétrospective. « J’aime bien », dit-elle une fraction de secondes plus tard, pointant la phrase du doigt en souriant. Car Eva Nielsen aussi sait ce qu’elle veut – ou ne veut pas : notamment qu’on dise de sa peinture qu’elle est masculine. « Encore aujourd’hui, une femme est cantonnée aux sujets un peu intimistes, continue l’artiste. Anna-Eva Bergman s’est emparée de sujets traditionnellement pas du tout féminins comme le paysage, l’horizon. Les femmes en étaient exclues. Pour les saisir il fallait déjà un certain courage ». Le courage de confronter son corps à l’espace public et à la monumentalité d’une toile : « Aller dans le paysage n’est pas une évidence. Et ça n’est pas anodin quand on est une femme », détaille Eva Nielsen. Le courage de s’imposer et l’intelligence de penser à celui ou celle qui va regarder la toile. « Anna-Eva Bergman pense à la personne qui contemple ses travaux, ajoute l’artiste. Cela me touche car ses œuvres laissent une place au corps, à l’imaginaire : que va dire la peinture à la fois de soi-même et des autres ? J’aime cette zone de trouble, remplie par les vécus de chacun. » Qu’elles soient artistes ou non, les femmes sont sans cesse renvoyées à leur corps, à ce que l’on présume de leur condition : « On ne sépare jamais la femme de l’artiste. Pourquoi devrait-on séparer l’homme de l’artiste ? », ironise-t-elle.
Paysages mystiques et images rémanentes
Comme Anna-Eva Bergman, Eva Nielsen a des origines scandinaves. Danoise par son père, elle a beaucoup voyagé au Danemark jusqu'à ses seize ans. « J’allais dans un village de pêcheur où mon grand-père avait travaillé toute sa vie comme tourneur-fraiseur », se souvient-elle. Et de continuer : « Quand mon père est arrivé en France, il a toujours été en quête d’horizon. Où qu’on soit au Danemark, on n’est jamais à plus d’une heure de route de la mer. Il est, de fait, obsédé par la mer ». Pour l’artiste, son père et Anna-Eva Bergman ont une trajectoire de vie similaire : elle quitte puis retourne régulièrement dans sa Norvège natale avant de s’installer définitivement à Antibes avec Hans Hartung.
Alors qu’elle s’approche de la lithographie L8-1963 Mer de Norvège, composée aux trois quarts d’une houle régulière, Eva Nielsen ne peut s’empêcher de les rapprocher des photographies faites par son père au Groenland et en Islande. Elle s’interroge : « J’ai beaucoup cherché les paysages, la relation à la ligne d’horizon. À quel moment on passe d’une zone à une autre ? Quand voit-on cet enchevêtrement des lignes ? Qu’advient-il de cette perte de repères ? » Pour l’artiste, le ressenti donne le motif. « Je sens cela aussi dans le travail d’Anna-Eva Bergman, poursuit-elle. Les Scandinaves ont un rapport à l’horizon et au mystique, aux dieux et aux esprits que je retrouve dans les motifs de ses œuvres ». Les matériaux utilisés par Anna-Eva Bergman participent, eux aussi, au mysticisme et à la minéralité de ses toiles : dès les années 1960, elle réalise ses premières œuvres à la feuille d’or et d’argent qu’elle fixe à l’aide de tempera et de vernis.
Plus elle avance dans l’exposition, plus Eva Nielsen s’émerveille : « Certaines des œuvres d’Anna-Eva Bergman pourraient aussi bien être des sérigraphies : il y a une planéité dans son travail, quelque chose d’assez radical et massif. C’est à la fois très frontal et très subtil ». Comme une image rémanente, le Crabe d’argent de 1955 reste en mémoire. « Il y a quelque chose de l’ordre de la persistance rétinienne : on garde ses peintures dans l’œil ». Et Eva Nielsen, elle, les a gravées dans son âme scandinave.