Enfin du corps ! Enfin des oeuvres incarnées, sexuées comme ces chairs de Maria Lassnig ou de Carol Rama. Enfin du mystère et des mythes, du spiritisme et du spirituel. Dans une décennie dominée par le post ou néo-conceptuel, l'exposition internationale conçue par Massimiliano Gioni (lire Le Quotidien de l'Art du 28 mai) est réjouissante car elle remet au centre ce qu'un certain establishment artistique bien-pensant, quasi hygiéniste, a voulu évacuer. Le curateur italo-américain le fait avec d'autant plus de brio qu'il révèle des facettes stupéfiantes de figures dont on pensait avoir fait le tour. Fondateur de l'anthroposophie, le philosophe Rudolf Steiner voulait codifier l'expérience spirituelle et la connaissance métaphysique. Il prêcha la bonne parole dans toute l'Europe, en appuyant ses conférences d'étonnantes représentations cosmogoniques à la craie que beaucoup découvriront pour la première fois. Massimiliano Gioni est passé maître dans les face-à-face déroutants. Pour preuve ce dialogue improbable entre les poupées perverses, Lolita aguicheuses de Morton Bartlett et une « anomalie » dans l'oeuvre de Carl Andre, Passport, une sorte de répertoire de formes datant de 1960, abécédaire dans lequel se révèle l'admiration de l'artiste minimal pour les poètes romantiques.
La présence à une telle échelle de l'art brut dans une grande exposition d'art contemporain pose certes des questions éthiques soulevées avec justesse par Kathy Halbreich. L'art brut est-il soluble dans l'art contemporain ? Peut-on mettre sur le même plan la grande bibliothèque borgésienne de Gianfranco Baruchello, un artiste italien proche de Duchamp et d'Italo Calvino, et qui fait l'objet d'un revival, et les assemblages d'Arthur Bispo de Rosario, interné pendant cinquante ans dans un hôpital psychiatrique de Rio ? Peut-on faire résonner de concert les peintures très organiques de Jakub Julian Ziolkowski autour de la mutation et l'étrange bestiaire de l'autiste japonais Shinichi Sawada ? Artistes oubliés et créateurs de la marge, solitaires et singuliers, même combat ? Pas vraiment. Car entre les ommissions de l'histoire et l'histoire parallèle, il y a un abime. Malgré certaines parentés esthétiques qui pointent ça et là, comme l'étrange réminiscence de Richard Lindner dans les peintures excentriques de l'autodidacte Friedrich Schröder-Sonnenstern, la nature des oeuvres convoquées est ontologiquement différente de celles de l'art contemporain. Elles n'ont pas été réalisées pour un auditoire mais pour obéir à des obsessions intimes. Emma Kunz n'a ainsi jamais considéré ses dessins en tant qu'art, mais comme des accessoires dans ses rituels de guérison. Nonobstant ces réserves, difficile de bouder son plaisir devant la foultitude de découvertes que nous offre cette exposition, comme ce charpentier américain, Levi Fisher Ames, qui, après la guerre civile, a commencé à sculpter crânes, animaux, créatures fantastiques, présentés dans un gigantesque cabinet de curiosité. Gioni ne fait pas que braconner du côté de l'art brut. Il sait aussi dépasser les étiquettes dont le monde de l'art est coutumier. Ainsi, les photos de Viviane Sassen prises en Afrique transcendent leur géographies pour devenir presque archétypales, avec ce couple enlacé séparé par une énorme feuille de bananier, cette main devenue presque dorée sous le dard du soleil ou ces giclures de lait qui zèbrent de rigoles blanches le corps d'un enfant noir.
L'accrochage impeccable conçu par Gioni, qui sait habilement ménager des pauses avec James Lee Byars ou Hans Josephsohn, se tient presque de bout en bout. Seul bémol, le propos se noie vers la fin dans les hideux corps momifiés de Pawel Althamer. Sans doute eût-il mieux valu s'arrêter avec la carte blanche donnée à Cindy Sherman, où Molinier tutoie Herbert List, Miroslaw Balka voisine avec les ex-votos d'un sanctuaire de Romituzzo en Italie.
Le Palais encyclopédique, Biennale de Venise, jusqu'au 24 novembre, Pavillon international et Arsenal, Venise,
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