« Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de tableaux des maîtres du Nord dans nos musées, tant est fort le lien entre la France et l’art italien. Toutefois, l’exposition “François Ier et l’art des Pays-Bas”, qui s’est tenue en 2017-2018 au musée du Louvre, reconnaissait que l’influence de la peinture du Nord sur l’art français a sans doute été sous-évaluée. » C’est ainsi que la galeriste Florence de Voldère pose le cadre, elle qui est spécialisée depuis plus de 40 ans dans l’art flamand des XVIe et XVIIe siècles, et tout particulièrement celui de la dynastie des Brueghel. On peut prolonger son constat en explorant la recherche universitaire, puisque le critère « art flamand » liste 68 thèses sur la base de données theses.fr, contre 315 pour « Renaissance italienne ». En plus de ce lien naturel vers l’Italie, un autre point dessert les maîtres flamands, comme l’explique Matthieu Fournier, directeur associé chez Artcurial et responsable du département Maîtres anciens et du XIXe siècle : « Ces régions du Nord ont été en proie à des crises iconoclastes dans le contexte des guerres de Religion, qui se sont prolongées par la guerre de Quatre-Vingts Ans de 1568 à 1648, qui a opposé les provinces des Pays-Bas et l’empire espagnol. Pendant 150 ans, de nombreux tableaux ont été malmenés et détruits, ce qui a été le cas également pour beaucoup d’archives qui ont été perdues. »
L’enjeu de l’attribution
Résultat, moins d’œuvres disponibles sur le marché et beaucoup d’anonymes que les historiens de l’art ont parfois du mal à identifier, puisque la documentation fait justement défaut. Ce travail d’attribution ou de réattribution peut donc être long, mais sans avoir toujours une grande incidence sur le prix d’une œuvre, comme le détaille Matthieu Fournier dans le cas de la vente intitulée « Entre Ciel & Terre », qui s’est tenue le 30 avril dernier. « L’étude par les spécialistes du triptyque du XVe siècle, jusqu’alors attribué à Vrancke van der Stockt (avant 1424-1495), a permis d’ouvrir le débat et de suggérer que l’auteur est peut-être le Maître de la Rédemption du Prado ou encore le Maître de la Légende de sainte Catherine, que certains historiens de l’art rapprochent de Pieter van der Weyden, le fils de Rogier. » Ces discussions n’ont cependant pas titillé l’intérêt des amateurs, puisqu’un collectionneur international l’a remporté à 1 042 400 euros, en dessous de l’estimation basse (1,2-1,8 million d’euros).
En revanche, dans le cas du Portrait d’homme de Hans Holbein Le Jeune (1497-1543), la réattribution a changé la donne. S’il a été adjugé 1 000 € en 2004 par l’étude Fraysse (présenté comme « école allemande du XVIe siècle »), il a été proposé au musée du Louvre à 10 millions d’euros en 2019. Au centre d’un procès, il a été placé sous séquestre en février dernier par le tribunal de Paris et l’affaire est en cours.
Le goût des diableries
Face à la raréfaction des œuvres phares, le regard évolue sur certains thèmes qui sont mis en avant, comme les diableries, dans la veine de Jérôme Bosch (vers 1450-1516). « Les tentations de saint Antoine, les représentations de diables, de démons, d’animaux fantastiques... sont des sujets très recherchés aujourd’hui, contrairement à il y a 20 ans », analyse Cédric Pelgrims de Bigard qui, après avoir travaillé une dizaine d’années avec la galerie Costermans à Bruxelles, s’est installé dans son château familial de Grand-Bigard, monument du XVIIe siècle. On a ainsi pu constater un mouvement autour de l’œuvre de Jan Mandyn (1500-1560) ces dernières années : une œuvre attribuée au peintre a été adjugée 39 000 euros en mars 2004 par Mercier & Cie-Soinne-May-Deguines à Lille, tandis qu'une autre de ses œuvres était affichée à 250 000 euros sur le stand de la galerie De Jonckheere à la Brafa en 2010, pour voir s’envoler sous le marteau du Cabinet V.A.E.P. Marie-Françoise Robert Le Christ devant les portes de l’Enfer à 247 840 euros le 8 octobre 2010. Moins de 15 ans plus tard, le 25 juin 2023, la Tentation du Christ attribuée au même artiste est partie à 76 000 euros seulement chez Mercier & Cie, à Lille. Toutes les œuvres ne sont pas égales par ailleurs, comme l’atteste le cas d’un des best-sellers de Pieter Brueghel le Jeune (1564-1636), Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, dont on recense 127 exemplaires. Selon l’état, la version, le pedigree, on est ainsi passé de 1 615 000 CHF (environ 1,7 million d’euros) le 23 mars 2007 chez Koller Auctions à 744 000 euros le 15 mai 2022 à l’hôtel des ventes Sadde de Dijon.
Un ralentissement du marché
« Depuis le Covid, il y a eu une raréfaction des pièces importantes sur le marché, partage Cédric Pelgrims de Bigard. Jusqu’en 2020, j’allais presque toutes les semaines à Drouot, ce qui n’est plus le cas maintenant. Je connais deux successions en Belgique, qui sont en attente d’un marché plus porteur. » Mais lorsque des œuvres importantes sont mises à l’encan, les résultats suivent. La vente d’une collection française le 30 avril chez Artcurial a ainsi totalisé 13 880 992 euros (frais inclus), soit 2 fois l’estimation basse, avec 95 % de lots vendus. Si le magnifique panneau de La Vierge à l’Enfant entourée d’anges musiciens du Maître de la Légende de sainte Lucie a été frappé en dessous de l’estimation basse (918 400 euros), La moisson, Allégorie de l’Été, une huile sur panneau de chêne, issue de la série du cycle des saisons de Pieter Brueghel le Jeune, a changé de mains à 2 902 400 euros – soit presque 3 fois l’estimation basse –, après une bataille d’enchères en salle de plus de cinq minutes, tandis que la Prédication de saint Jean-Baptiste a doublé l’estimation basse à 1 600 400 euros.
La vente à venir de Sotheby’s à New York, le 21 mai, de la collection de Jordan et Thomas A. Saunders III – réunissant 56 œuvres, dont une nature morte de Jan Davidsz. de Heem estimée entre 8 et 12 millions de dollars, ou un portrait d’homme de Gerrit Dou estimée entre 5 à 7 millions de dollars – sera un test pour le marché. « J’ai senti à la TEFAF des clients inquiets de savoir ce qui pourrait se passer dans les semaines à venir, notamment avec les droits de douane aux États-Unis », note le marchand belge.
Mais le marché évolue. « Il est sélectif, précis et avec une réelle ouverture sur les acheteurs du XXe siècle, qui prennent goût à la confrontation des époques dans leurs intérieurs », constate Matthieu Fournier. Ce que confirme Florence de Voldère, qui voit « arriver une nouvelle clientèle, avec de jeunes ingénieurs qui ont un réel plaisir à découvrir cette peinture », ainsi que Cédric Pelgrims de Bigard. « J’ai rencontré de jeunes Américains qui s’intéressent à la peinture flamande ou hollandaise, aussi bien un collectionneur de 50 ans qu’un jeune trentenaire qui prend le contre-pied du goût de ses parents, ancré dans l’art contemporain. Il regarde les tableaux avec un œil émerveillé. » La relève semble donc bien là.
« Brueghel & Van Balen, artistes et complices », musée départemental de Flandre, 59670 Cassel, du 17 mai au 28 septembre
museedeflandre.fr
« Fêtes et célébrations flamandes, Brueghel, Rubens, Jordaens… », jusqu’au 1er septembre
pba.lille.fr

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© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : J. Geleyns - Art Photography.

Lille, Musée de l'Hospice Comtesse © Grand Palais RMN / Stéphane Maréchalle.

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