On observe depuis 2023 en France une nette résurgence de l'antisémitisme, d'après les chiffres recensés par la Commission des droits de l'Homme. En 2006, le mahJ organisait une exposition sur Alfred Dreyfus. Pourquoi lui en consacrer une à nouveau cette année ?
Ce fut une décision de Paul Salmona, directeur du mahJ, qui a été très choqué, en 2021, quand il a entendu le polémiste Éric Zemmour (condamné cinq fois depuis 2011 pour insulte raciste, provocation à la haine raciale ou religieuse envers les musulmans, ndlr) jeter un doute sur l'innocence d'Alfred Dreyfus. Après l'exposition de 2006, plus documentaire, nous avons voulu avec Philippe Oriol créer une nouvelle narration à travers une chronologie, mais aussi l'analyse des images, afin de rappeler que le capitaine Dreyfus était innocent. L'affaire fut aussi un événement visuel : depuis les dessins de presse réalisés dans les prétoires, les caricatures, et jusqu'aux premiers films (dès 1899, Georges Méliès réalise un film qui montre les principales étapes de l'affaire). C'est donc une exposition à la fois historique, artistique et sociétale, qui présente la manière dont les choses peuvent basculer, et les conséquences. Elle s'achève en effet par l'évocation d'Auschwitz, où a été assassinée l'une des petites-filles d'Alfred Dreyfus, et l'extermination des juifs et juives d'Europe. Cette extermination physique d'un peuple était contenue dans la machination, l'effacement symbolique d'un individu. Mais nous montrons aussi Dreyfus qui se bat, qui publie, et nous dit qu'il faut continuer à raconter son histoire. C'est le sens du dessin de Félix Vallotton de 1899, agrandi en préambule de l'exposition : on y voit Dreyfus, après sa seconde condamnation, ses enfants sur les genoux qui lui demandent : « Père, une histoire ! » Nous voulions lui redonner la parole.
Comment contextualiser l'époque de l'affaire, qui elle-même court de 1894 à 1906 ?
Après avoir rappelé qu'en France les juifs, avant 1791, n'avaient pas de statut et vivaient dans des ghettos, on aborde la Belle Époque. La société des années 1890 est assez frivole, mais c'est aussi celle des anarchistes, dont les attentats mènent à la promulgation des « lois scélérates », où tout un chacun peut se faire arrêter sans réel motif. Ces événements très perturbants sont réprimés dans le sang, on est dans un climat de violence. La IIIe République, très fragile, voit se succéder les gouvernements, ses valeurs sont largement entamées par les nationalistes, xénophobes et antisémites. Publié en 1886, le pamphlet La France juive d'Édouard Drumont est un best-seller, réédité 200 fois. C'est dans ce contexte populiste – qui ressemble assez à celui d'aujourd'hui, avec les mêmes recettes – qu'explose l'affaire Dreyfus en 1894. C'est une affaire d'antisémitisme. Il y a eu une trahison dans l'armée (des documents secrets livrés à l'Empire allemand, ndlr), et il faut trouver un coupable. Celui-ci ne peut être que juif, car un juif dans l'armée, c'est impossible. Débute alors la machination : en quelques semaines est montée une vaste mise en scène, avec des fausses écritures, un dossier secret constitué de toutes pièces, des documents codés… Et puis très rapidement, la dégradation dans la cour de l'École militaire, qui ressemble à une exécution, et la condamnation à perpétuité au bagne de l'île du Diable, en Guyane, où Dreyfus restera cinq ans.
Vous exposez des textes et des illustrations antisémites d'une grande violence. Comment se résoudre à ce choix ?
En effet, il y a par exemple une affiche de Willette, « candidat antisémite » (sic) pour les élections législatives de 1889. C'est un antisémitisme au premier degré, complètement décomplexé. Dans cette société d'images, les dessins mettent en place la caricature du juif au nez crochu et aux oreilles décollées, animalisé, qu'on retrouve dans le torchon Le Musée des horreurs, mais aussi dans des jeux de société, des affiches qu'on collectionne. Aucune loi n'empêche alors cela (en France, après le décret Marchandeau de 1939, peu appliqué, ce n'est qu'en 1972 avec la « loi Pleven » que l'« incitation à la haine en raison de l'origine, l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée » devient une infraction pénale, ndlr). Les juifs concentrent une forme de haine qui est un antisémitisme racial : on leur prête des caractéristiques physiques, morales ou sociales. Dans l'exposition, comme dans les collections permanentes du musée – qui ne montrent que très peu de ces images –, c'est contextualisé. Nous les montrons car ça fait partie de l'histoire, et ça permet d'expliquer les événements tout en montrant que ce sont les mêmes recettes qui ont été reprises dans les années 1930, et jusqu'à aujourd'hui.
Le rôle des artistes est alors très important. Comment se positionnent-ils ?
Certains artistes sont déjà engagés dans des mouvements politiques, notamment anarchistes, comme Vallotton. Ce sont des intellectuels qui ont une conscience sociale, de classe, et veulent plus d'égalité. En même temps, l'anarchiste Camille Pissarro, par exemple, n'hésite pas à attaquer des banquiers juifs, en leur reprochant leur richesse. L'exposition présente La République mendiante ou La République juive, une sculpture caricaturale de Jean-Louis Forain, un artiste très antisémite qui a participé aux campagnes contre Dreyfus. Elle a appartenu à Claude Monet, proche de Clemenceau et lui-même dreyfusard. On ne peut pas tout expliquer… Mais il m'a semblé important de montrer l'œuvre ici. Antisémite depuis toujours, Edgar Degas — dont nous exposons un tableau de 1871 représentant le grand rabbin Astruc caricaturé – collectionne les dessins anti-dreyfusards de Forain. D'autres soutiennent Émile Zola, qui publie son fameux « J'accuse… ! » en janvier 1898 pour qu'un nouveau procès ait lieu – ce sera le procès de Rennes en 1899, où Dreyfus est de nouveau condamné. C'est à ce moment-là qu'éclate véritablement « l'affaire Dreyfus » : des artistes, des écrivains, des universitaires lancent des pétitions pour en amplifier l'écho. La France se divise en deux – les dreyfusards sont alors très minoritaires. Dans le milieu culturel, Dreyfus est soutenu par Félix Fénéon, les Natanson, Geneviève Halévy, Séverine, l'équipe de la Revue blanche… Les pétitions créent une véritable communauté. Édouard Debat-Ponsan peint en soutien La Vérité sortant du puits, offert à Zola par souscription, le dessinateur Maurice Feuillet réalise des croquis sur le vif lors des procès de Dreyfus et Zola (le mahJ en a acquis 200 en 2020 grâce à une souscription publique, ndlr). Le verrier Émile Gallé, très engagé pour les droits humains, crée pour l'Exposition universelle de 1900 des pièces ornées de vers de Victor Hugo, en soutien à Dreyfus. Jean Veber peint Jaurès à la tribune, réclamant la réhabilitation du capitaine, qui a finalement lieu en 1906. Nous présentons aussi les travaux préparatoires de Tim pour sa sculpture en bronze Hommage au capitaine Dreyfus, réalisée en 1986, dont un exemplaire en résine se dresse dans la cour du mahJ. L'artiste le représente dégradé, l'épée brisée, mais le regard droit. Le bronze, installé depuis 1994 boulevard Raspail, pourrait rejoindre bientôt un lieu symbolique. Et ainsi, comme le veut cette exposition, redonner sa place à Dreyfus.

© MUS – Musée d’Histoire urbaine et sociale de Suresnes © Grand-Palais-Rmn (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski.

© mahJ.

© mahJ/Christophe Fouin.

© Musée d’Art et d’Histoire d’Amboise.

© mahJ/Christophe Fouin © Adagp, Paris, 2025.

Dépôt du Centre national des arts plastiques. © mahJ/Niels Forg © Adagp, Paris, 2025.

Ville de Gérardmer (legs Gabrielle Reinach) © Ville de Gérardmer.

Photo © Gusman / Bridgeman Images.

Bridgeman Images.

DR.