Pourquoi, après les Émirats arabes unis pour The Digger (2015), le Soudan pour Le Barrage (2022), et Chypre pour The Watchman (2023), souhaitez-vous tourner votre prochain film au Liban, votre pays natal ?
La dernière fois que j'ai tourné au Liban, c'était en 2013 (The Disquiet, L'Intranquille, ndlr). Je ressentais un blocage émotionnel par rapport à la situation dans mon pays. Aujourd'hui j'ai envie d'y travailler de nouveau. Tout dans mon œuvre lui est lié, même si je m'inspire toujours des lieux que je filme et de leur histoire politique – ce que je nomme les « géographies de la violence ». Mon prochain projet doit être tourné à la frontière syrienne, dans une zone très perméable aux trafics, notamment d'armes et d'œuvres d'art. Parmi celles-ci, beaucoup sont des faux. On en produit d'excellents dans la région ! Cette archéologie du faux est une conséquence des guerres – ici de la révolution syrienne – , elle parle du contemporain, elle témoigne de ce qui se passe au présent. Les sculptures chimères que je réalise en combinant des objets archéologiques avec mes créations mettent en évidence ces strates de contrefaçons. J'achète des œuvres sur le marché légal, tout en me doutant souvent que ce sont des faux. Ce qui m'intéresse est cette autorité sur la « vraie nature » des choses : or les faussaires ont une signature, comme les artistes ! D'ailleurs le regard que je porte sur ces objets est essentiellement esthétique, leur signification n'a pas d'intérêt pour moi. Je les garde dans mon appartement ou dans mon atelier, jusqu'au moment où je trouve comment les utiliser. Cela se fait de manière intuitive, sans idée préconçue. Comme pour l'exposition « Envisagement » à l'Institut Giacometti : j'ai choisi des œuvres de l'artiste dans les réserves, que j'ai juxtaposées aux miennes.
En 2022, votre long-métrage Le Barrage était présenté au festival de Cannes, tandis que vous remportiez le Lion d'argent à la biennale de Venise pour la série de sculptures « Titans ». Comment articulez-vous arts plastiques et cinéma, deux écosystèmes assez hermétiques l'un à l'autre ?
Il y a beaucoup de fantasmes sur l'un et l'autre, dans les deux sens. J'écris des scénarios, que je développe avec d'autres, par exemple pour Le Barrage avec mon co-scénariste Geoffroy Grison, qui a travaillé trois ans sur le projet, et Bertrand Bonello. The Watchman (Le Veilleur) a été tourné dans un véritable décor de cinéma. Les sculptures de soldats aux yeux clos que j'expose en préambule du film au Frac Bretagne lui sont directement liées : au musée je sors les objets du récit. Pour moi la sculpture et le cinéma, c'est la même chose : de l'image en mouvement. Mais mon point de départ est toujours le film. À Rennes, avec les commissaires Alessandro Rabottini et Leonardo Bigazzi, nous avons conçu l'exposition comme un plan de cinéma, avec d'abord une vue d'ensemble puis on avance, comme dans un travelling, vers l'ombre de la salle de projection, et enfin la tête du garde en gros plan. Dans une exposition on guide le regard, comme dans un film.
Dans vos films, l'histoire politique et sa violence sont présentes hors-champ, et infiltrent le cadre par petites touches. On a aussi vu cela récemment dans La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer, film très impressionnant qui montre la vie « ordinaire » de la famille du commandant d'Auschwitz, vivant à proximité immédiate du camp d'extermination. Comment trouver la bonne distance ?
J'aborde les moments historiques à partir de leurs marges, tels qu'ils sont vus par des personnes minoritaires. Dans Le Barrage, il s'agit de la fin de la dictature au Soudan, qu'on entend en arrière-fond via les informations diffusées à la radio. Il y a deux temporalités en parallèle. C'est une expérience que je tire de mon vécu personnel de la guerre civile au Liban (de 1975 à 1990, ndlr), quand j'étais enfant et adolescent. Le film permet de retranscrire ces différentes durées, ce qui est plus difficile dans une exposition. L'attention, la générosité des spectateurs dans la salle de cinéma me fascinent : ils y donnent de leur temps, tandis que dans une exposition on doit aller chercher cette attention. C'est une grande responsabilité.
L'action de The Watchman se situe dans la zone tampon de l'île de Chypre, entre la République indépendante et celle, au nord, sous domination turque. Depuis 1974 cette partition demeure dans un statu quo. L'absurdité de la situation émerge dans le film par le biais du fantastique, auquel vous avez régulièrement recours. Comment négocier ce dépassement d'une réalité très concrète ?
C'est mon travail de plasticien qui me permet cette échappée, cette liberté, ces allers-retours. On retrouve l'œil sans iris du veilleur, comme vide, de The Watchman dans les sculptures de la série « Dreamless Night » qui en est tirée. Les yeux de ces soldats ne sont ni ouverts ni fermés, ce qui leur confère une présence étrange, comme dans les moulages de visages humains. Ce thème de l'œil est omniprésent dans mon travail. Il était déjà là en 2005 dans Un cercle autour du soleil, tourné à Beyrouth. Puis dans Somniculus, en 2017 : j'ai filmé dans des musées parisiens – au Louvre, au musée de l'Homme, au musée de la Chasse et de la Nature, au Muséum national d’histoire naturelle –, les yeux ouverts ou fermés d'animaux empaillés, de sculptures ou de moulages humains. Dans Le Barrage, il y a un long plan où Maher El Khair, l'acteur principal, ne cligne pas des yeux, un autre où une larme s'échappe. Le seul regard qui renvoie quelque chose, c'est celui de la mort.
Ali Cherri, « Le Songe d'une nuit sans rêve », Frac Bretagne, Rennes, jusqu'au 19 mai 2024. Prochaines expositions personnelles : Secession, Vienne (6 décembre 2024 - 2 février 2025), puis au Baltic Art Center de Gateshead.