Il est neuf heures passées de trente minutes. Après s’être perdu à plusieurs reprises dans le dédale des espaces extérieurs de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, on parvient enfin à trouver la fameuse « porte 14 », celle qui donne accès aux collections de l’un des seuls musées hospitaliers qui subsiste encore en France. Âmes sensibles, s’abstenir ! Cette collection n’est pas des plus faciles à admirer : au fil des très belles vitrines en bois, des moulages en cire peinte témoignent de la grande diversité des lésions dermatologiques. Ici un lupus, là une maladie de Devergie, en face des éruptions syphilitiques, des zonas, des alopécies… Soit un total de près de 4 900 moulages.
De la pédagogie à l'abandon
Inauguré en 1889, l’année même où se tint le tout premier congrès international de dermatologie, le musée des moulages est né dans la même veine que les autres musées hospitaliers parisiens. « La fin du XIXe siècle était une période très pédagogique, explique le dermatologue Gérard Tilles, auteur d'une thèse sur l'histoire des bibliothèques et musées des hôpitaux de l’Assistance publique parisienne. À Paris, il y avait un conflit entre la faculté et les hôpitaux : on estimait que l’université ne tenait pas son rôle dans la formation des médecins. On a alors mis en place des structures d’enseignement dans les hôpitaux, qui ne fonctionnèrent que quelques années avant de s’essouffler. »
Ainsi, le musée Civiale (hôpital Necker) possédait une collection de calculs urinaires, le musée Charcot (Salpêtrière) des pièces anatomiques, des pièces de squelettes et des arthropathies tabétiques (atteintes articulaires, ndlr), le musée Bicêtre une collection de moulages de têtes de personnes malades, tandis que le musée de l’hôpital du Midi (ancien nom de l’hôpital Cochin, ndlr) avait une collection de moulages de syphilis. Une grande partie de ces musées furent progressivement laissés à l’abandon. Installé en 1878 dans le service de neurologie de Jean-Martin Charcot, le musée d’anatomie pathologique décline dès les premières années du XXe siècle, et dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, souffre de restrictions budgétaires.
Créé en 1889 par l’obstétricien Adolphe Pinard, le musée Baudelocque (Port-Royal) était quant à lui composé de pièces anatomiques, planches, photographies, mais aussi « cristallisoirs contenant des fœtus difformes dans des liquides évaporés », qui voisinaient avec des « ossements de femmes décédées en couche à la maternité de Port-Royal », relate Gérard Tilles. Des gynécologues et obstétriciens de la maternité, sensibles au modèle de musée qui subsistait encore au milieu du XXe siècle à l’hôpital Saint-Louis, voulurent créer une structure identique à Port-Royal : un lieu qui réunisse musée et bibliothèque. Le projet n'aura cependant pas de suite, et au début des années 1980, le conservateur du musée de l’Assistance publique accepte qu’une partie de ses collections soit transférée à Port-Royal. Lorsqu’il écrit sa thèse en 1995, Gérard Tilles s’émeut du sort réservé aux collections « entassées sans précaution, sans ordre ni inventaire dans une cave voûtée de la clinique Baudelocque, à l’abandon de l’administration et ignorée de la quasi-totalité des médecins de cet établissement ». Trente ans plus tard, il ignore ce que sont devenues ces collections, qui soulevaient par ailleurs de nombreux problèmes éthiques. Contactée, la direction de la maternité de Port-Royal nous a indiqué que le fonds Baudelocque était regroupé avec d’autres fonds, dans plusieurs lieux de l’hôpital de Port Royal. L'un d’entre eux présenterait 77 objets enregistrés sur l’inventaire du musée de l’AP-HP. Nous n'avons pas eu davantage de détails sur le sujet.
Un service de l’hôpital public
Ainsi, petit à petit, il n’est resté que Saint-Louis à Paris. « Ce qui a sauvé le musée des moulages de l’hôpital Saint-Louis, c’est son classement, affirme Gérard Tilles. Mais ça a été le parcours du combattant pour y parvenir. » C’est au médecin et dermatologue français Alphonse Devergie que l’on doit les prémices du premier musée dermatologique : avant de prendre sa retraite en 1857, il donne une série d’aquarelles de maladies de la peau et demande qu’elles soient exposées à des fins d’enseignement. Quelques années plus tard, Jules Baretta est embauché comme mouleur de maladies de peau et y œuvre jusqu’en 1913. On lui doit plus de 3 500 pièces. « À l’époque, les cireurs n’étaient pas bien rémunérés, détaille la responsable du musée Sylvie Dorison. Pour arrondir ses fins de mois, Jules Baretta travaillait donc avec d’autres médecins : le chirurgien Jules-Émile Péan et le syphiligraphe Jean-Alfred Fournier. » Constituée au fur et à mesure, la collection de moulages en cire est réunie dans un seul et même endroit. « Elle servait lors des cours de dermatologie. Les moulages eux-mêmes étaient souvent empruntés par les médecins ou les étudiants, poursuit Sylvie Dorison. La collection fonctionnait comme une bibliothèque, et ces emprunts successifs l'ont fragilisée. On a abandonné cet usage dans les années 1960. Par ailleurs, beaucoup de moulages ont été réalisés avant la Première Guerre mondiale, et maintenant les atteintes dermatologiques ne sont plus les mêmes qu’au XIXe siècle. »
Aujourd’hui, le musée accueille près de 5 000 visiteurs par an, sur rendez-vous. Le lieu sert aussi de salle de réunion pour les médecins et présente une exposition d’art contemporain une fois par an. Considéré comme un service de l’hôpital Saint-Louis, le musée manque d’argent, notamment pour renouveler la muséographie ou restaurer des moulages jaunis ou obscurcis avec le temps. Et pour cause, le 20 janvier, l’AP-HP communiquait les chiffres de son déficit prévisionnel pour 2024 : 460 millions d’euros, soit 62 millions de dégradation par rapport à 2023. Bien que soutenu par la DRAC Île-de-France, le musée des moulages de l’hôpital Saint-Louis n’est pas, dans ce contexte, une priorité.
Le musée de l’AP-HP en quête d’un lieu
L’AP-HP a elle-même son musée. Enfin, plus vraiment. Créé en 1934 sur décision de l’administration hospitalière de Paris, il avait pour mission de « regrouper les biens mobiliers et le patrimoine de l’assistance publique avant la Révolution française et tout au long du XIXe siècle », explique sa directrice Agnès Virole. Sur une initiative des médecins, l’administration prend peu à peu conscience de l’intérêt patrimonial du matériel usuel des hôpitaux. « Si au départ, le musée avait une approche historique, sa vocation s'est transformée pour devenir un musée de société, miroir de l’institution, poursuit la directrice. Son but : raconter la vie à l’hôpital, refléter son identité et la diversité des métiers et des pratiques autour du soin, et de toutes les autres activités nécessaires à son bon fonctionnement. »
De 1934 à 2012, ses collections furent conservées dans l'hôtel de Miramion, quai de la Tournelle, avant que l'AP-HP, exsangue, ne le mette en vente. Depuis 2017, le service du musée, constitué de quatre personnes, est regroupé avec les archives au sein du département des patrimoines culturels à l’hôpital Bicêtre, où il dispose d’une salle d’exposition. Les collections sont visibles dans les réserves, au sein même de l’hôpital, sur rendez-vous. « Nos actions actuelles suivent quatre axes, détaille Agnès Virole. La conservation et la numérisation de nos collections, des expositions temporaires au sein des 38 hôpitaux de l’AP-HP, avec le soutien du service culture et bien-être des patients, et des prêts aux musées pour valoriser nos collections. » Par ailleurs, l'équipe réfléchit depuis plusieurs années à un projet de musée, qui a été validé par le service des musées de France. En 2024, un comité scientifique a été constitué. Et Agnès Virole de conclure : « Nous aimerions créer un centre d’interprétation, complété de pôles muséographiques au sein des hôpitaux qui montrent les grandes évolutions qui ont eu lieu au sein de l’AP-HP, afin d'établir une passerelle entre le passé et le présent. » À suivre, donc.