C’est un lundi pluvieux du mois de septembre. La file sur l’esplanade du Centre Pompidou s’allonge à mesure que le ciel s’assombrit. Le manteau perlé de pluie, les visiteurs prennent un temps pour souffler après avoir passé le portail de sécurité qui donne accès à « Beaubourg ». Une femme s’est mise à l’abri sur l’un des lourds sièges gris installés au milieu du forum. Elle charge son téléphone tandis que plus loin, un homme en chemise blanche consulte son ordinateur portable. Ici, une adolescente ouvre un lourd roman, là, deux employés, café à la main et badge autour du cou, font une pause. Certains se dirigent vers la librairie, d’autres montent à la cafétéria sur la mezzanine. Ce jour-là, le Centre Pompidou a des airs de refuge : il enveloppe le passant sans parapluie, le touriste venu voir Three Figures in a Room de Francis Bacon, l’étudiant qui va à la BPI (Bibliothèque publique d’information) ou la chercheuse qui connaît par cœur le dédale qui mène à la « BK » (Bibliothèque Kandinsky).
À quelques mois de sa fermeture pour travaux – « des travaux absolument obligatoires », rappelle le Centre Pompidou, où le conflit social s'est essoufflé –, on se souvient avec un brin de nostalgie de ces nombreux moments passés à Beaubourg. La première grande rétrospective qu’on y a vue, les longues soirées passées à étudier à la bibliothèque, les réaccrochages des collections permanentes, les performances dans le forum… En 2017, l'historien Philippe Artières avait entrepris avec son Bureau des archives populaires de capter « l’histoire sensible » du public avec ce lieu, vaste théâtre aux allures de mille-feuilles. Il installe dans le forum du Centre Pompidou une permanence hebdomadaire où il glane les témoignages des visiteurs. Dans l’ouvrage tiré de cette expérience, il se souvient : « Au regard du nombre de visiteurs du Centre, je ne fis pas recette. Le but du Bureau n’était pas de “faire du chiffre”, mais d’attraper un peu de ce que j’avais désigné comme “la mémoire sensible d’une hétérotopie”. Et là je fus servi. Des femmes, des hommes, des jeunes, des touristes français et étrangers, des riches, des pauvres, des très diplômés, des analphabètes, des personnes pressées, des gens du quartier, des habitués… »
Un phare dans Paris
Nombreux sont celles et ceux à avoir une anecdote à raconter sur le Centre Pompidou. Il y a les riverains qui, dans les années 1970, rêvaient d’un espace vert sur le plateau Beaubourg, ou ceux qui surnommaient l’architecture de Renzo Piano « la raffinerie » en raison de ses multiples tuyaux colorés. « Ça va faire un grand vide », témoigne un visiteur. En moyenne, il va au Centre Pompidou une fois par mois, souvent avec sa fille. « C’est le meilleur musée public le plus proche de chez moi. Il n’y a pas d’équivalent en moderne et contemporain », poursuit-il. Historienne de l’art et critique d’art, Camille Paulhan affirme quant à elle vivre cette fermeture comme « une mini-catastrophe ». Elle poursuit : « Ce lieu, c’est une sorte de phare dans Paris. J’y vais en journée, je traîne à la bibliothèque ou je vais voir une exposition de photographie en bas. » Entre deux rendez-vous, certains Parisiens s’y rendent pour passer le temps. « Quand je n’ai rien à faire, je vais voir une exposition ou je vais à la librairie, confie une habituée. C’est un lieu central, qui fait partie de l’espace public et est bien desservi. J’y donne souvent rendez-vous. » La fermeture complète du bâtiment au public, à compter de septembre 2025, inquiète : comment faire sans Beaubourg ? « J’aurai presque 40 ans à sa réouverture en 2030 ! », s’exclame une visiteuse régulière.
L’artiste Florian Fouché va très régulièrement au Centre Pompidou avec son père, Philippe. « Parfois toutes les semaines », affirme-t-il. Personnage principal du film Fermeture (2024), dans lequel Florian Fouché fait un parallèle entre celle du Centre Pompidou et celle de l’EHPAD Robert Doisneau, Philippe est devenu hémiplégique en 2020 suite à un accident vasculaire cérébral et se déplace en fauteuil roulant. Au musée national d’art moderne, Philippe Fouché aime circuler. « Il apprécie tout particulièrement les collections d’art moderne et la qualité de l’architecture, sa situation, son ampleur. Ses grands plateaux offrent à des personnes qui, comme lui, circulent en fauteuil roulant un oubli de soi », raconte son fils. Florian Fouché ne cache pas son désarroi : « Ce lieu, où les gens parlent le plus souvent à voix basse, est un des cœurs sacrés de notre vie. Sa fermeture nous affecte car elle va nous priver durablement de “ce qui manque avant tout à nos grandes villes”, disait Nietzsche, “des lieux de silence, spacieux et forts étendus, destinés à la médiation”. »
Place publique
En mars 2025, la BPI fermera elle aussi ses portes au public, et sera relogée pendant le chantier dans le 12e arrondissement de Paris. L’espace de la bibliothèque, vidé de ses livres, accueillera une carte blanche de l’artiste Wolfgang Tillmans à l’été 2025, juste avant le début des travaux. « Mon lien le plus fort au Centre Pompidou, c’est surtout celui à la BPI, analyse un visiteur. Elle est au cœur de Paris et appartient à des personnes d’horizons très différents. Elle apporte beaucoup, humainement, personnellement, poétiquement, et casse la solitude d'un grand nombre de gens. » La Bibliothèque publique d’information, dont l’entrée est libre, est ouverte jusqu'à 22 heures. Les visiteurs qu'on y croise sont divers. Une femme aux cheveux gris, gourde Jeux olympiques 2024 posée devant elle, note sur un calepin des extraits de monographies d’Yves Klein. Face à elle, un jeune homme est concentré sur une série d’équations, tandis qu’un dandy à col roulé noir se lève régulièrement de son siège pour flâner dans les rayons histoire de l’art. Sur l’une des longues tables blanches, on ouvre l’ouvrage de Philippe Artières et ce témoignage surgit : « Je suis pauvre et c’est pour cela que je viens à la BPI. Avant, j’avais un abonnement à une revue d’aéronautique et un accès internet ; maintenant je n’ai plus d’argent pour ça, alors je viens à la BPI. »
En 2023, le Centre Pompidou comptait 26 000 adhérents dont 21 % de jeunes via la carte 18-26 ou la carte étudiant. S’ils sont majoritairement parisiens (64 %), plus de 20 % vivent en Île-de-France, 5 % en régions et 7 % à l’étranger. Tandis que les équipes travaillent à une programmation hors les murs en France et à l'étranger, une partie de la collection devrait être visible au Grand Palais et au Louvre, puis dans plusieurs institutions parisiennes. Mais c’est le lieu lui-même que les visiteurs regrettent de ne plus voir pendant cinq ans. L'institution quant à elle affirme que le « lieu ne sera pas en sommeil » et qu’au sein même du chantier doit s’ériger une « maison du projet », dont le format est encore à définir.