Le Quotidien de l'Art

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Les musées doivent-ils encore exposer des restes humains ?

Les musées doivent-ils encore exposer des restes humains ?
Le dispositif « Le berceau tropical africain » au musée de l'Homme à Paris.
© MNHN - J.-C.Domenech.

Une réflexion de fond bouscule les musées, invitant à porter un nouveau regard sur un pan de leurs collections : les momies et autres restes humains. Initié par les peuples autochtones, le mouvement s'étend et invite à repenser ces collections sensibles, comme l'a montré la journée d'études « Restes humains et interventions artistiques dans les musées » organisée ce 4 juin au Quai Branly.

Une momie ou un crâne humain sont-ils des artefacts de musée comme les autres ? Si la question n'avait pas lieu d'être au XIXe siècle, elle se pose aujourd'hui comme une nécessité. La loi bioéthique de 1994 le rappelait déjà : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial. » Dès lors, comment ces artefacts peuvent-ils cohabiter dans des vitrines aux côtés d'objets d'art ? La question est complexe et épineuse, car elle confronte des réalités diverses. « Sous cette appellation se trouvent des catégories très différentes – fossiles préhistoriques, squelettes (complets ou fragmentaires), momies – qui ne suscitent pas le même intérêt ou la même sensibilité de la part des professionnels ou des visiteurs », constate Aurélie Clemente-Ruiz, directrice du musée de l'Homme.

Autre problématique à laquelle sont confrontés les conservateurs : le musée cristallise deux moments historiques aujourd'hui opposés. « Ces collections sont pour beaucoup issues du XIXe siècle, quand on collectait de nombreuses découvertes dans l'idée de cataloguer scientifiquement le monde, poursuit Aurélie Clemente-Ruiz. C'est compliqué de poser notre regard contemporain sur la constitution de ces collections. Aujourd'hui on ne pourrait plus faire entrer des squelettes ou des momies... » Le premier objet acquis par les Antiquaires de Picardie en 1839 fut justement une momie, point de départ de la création du musée d'Amiens en 1867.

Le cadre juridique, réponse aux enjeux de société

Près de 200 ans plus tard, de nouvelles problématiques ont émergé autour de ces collections. La société occidentale a changé, transformée dans son rapport à la mort et à la spiritualité, mais aussi par les mouvements de décolonisation et les revendications des populations autochtones. « Le sujet a été très débattu depuis les années 1980-1990, grâce notamment aux démarches des Maoris qui ont déclenché une vraie réflexion de fond dans les musées », pointe Carine Ayélé Durand, directrice du musée d'ethnographie de Genève (MEG). En 1992, le musée Te Papa Tongarewa en Nouvelle Zélande a réclamé les têtes maories conservées notamment en France, restituées en 2012 après avoir fait l'objet d'un déclassement, les collections des musées de France étant juridiquement inaliénables. Pour le corps de Saartjie Baartman, connue sous le nom de « Vénus Hottentote », une loi particulière a été adoptée le 6 mars 2002 pour le restituer à l'Afrique du Sud. En 2020, ce sont 24 crânes de résistants algériens, pour la plupart décapités en 1849 et envoyés au Muséum national d'Histoire naturelle, qui ont été remis aux autorités algériennes. Le cadre a été simplifié avec la loi du 26 décembre 2023 : « Par dérogation au principe d'inaliénabilité (…) peut être prononcée la sortie du domaine public de restes humains. »

En Europe, les Scandinaves ont été moteurs face aux revendications du peuple sami pour le retour de corps conservés dans des instituts scientifiques, afin d'être réinhumés. « Aujourd'hui, souligne Carine Ayélé Durand, on se conforme aux droits de ces peuples », protégés essentiellement par le Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPR), adopté en 1990 aux États-Unis, et par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones en 2007.

Exposer ou restituer ?

Tous s'accordent à dire qu'il est impossible d'apporter une réponse unique et encore moins de défendre une vision occidentale, puisque le rapport à la mort et aux ancêtres varie selon les cultures. « Nous agissons au cas par cas et demandons le consentement aux personnes concernées directement, via une communauté ou une institution, continue Carine Ayélé Durand. Nous nous sommes par exemple rapprochés du monastère tibétain du mont Salève en Haute-Savoie pour les objets tantriques – il nous a donné son accord pour continuer à les exposer –, et du musée national d'archéologie de Bolivie qui a fait trois demandes de restitution en novembre 2023 pour des momies boliviennes. Si nous n'avons pas de réponse ou ne réussissons pas à identifier un interlocuteur, nous ne présentons plus les objets en question. »

Au musée de l'Homme, un très gros travail est en cours pour identifier les origines de nombreux restes humains, mais comme le reconnaît sa directrice : « C'est un travail titanesque qui demande plus de moyens, car il y a beaucoup de lacunes dans nos inventaires. Au XIXe siècle les conditions de collecte n'étaient pas aussi documentées qu'aujourd'hui. » En parallèle de ce travail en cours, « le vrai curseur de présentation est le respect de la dignité humaine », affirme-t-elle. C'est pourquoi les réserves renfermant les restes humains sont dans un espace dédié accessible uniquement aux spécialistes, tandis que dans les salles, la scénographie et la muséographie servent ce propos. « Quelques fossiles préhistoriques sont exposés, dont Cro-Magnon qui est un marqueur temporel, rappelle Aurélie Clemente-Ruiz​​​​​​. Nous avons fait le choix de les présenter au public dans une alcôve au fond d'une galerie, un peu préservée du reste du parcours dans lequel la plupart de squelettes sont des moulages, comme c'est le cas de Lucy. »

Exposé dans les salles du musée, le crâne de Descartes ne bénéficie pas des mêmes conditions... Au musée de Picardie à Amiens, la momie de Setjaimengaou (femme ayant vécu en Égypte au VIIe siècle av. J.-C., ndlr) a quant à elle été relogée. Agathe Jagerschmidt-Seguin, responsable des collections archéologiques, des antiques et de l'histoire naturelle explique : « Nous l'avons déplacée dans une salle dédiée et cloisonnée par des cimaises pour ne pas obliger les personnes à la voir s'ils ne le souhaitent pas. Elle est installée dans une nouvelle vitrine de 2,40 mètres de haut avec ses deux cercueils, ce qui redonne sens à cet ensemble funéraire. » Cette prise en compte se traduit différemment selon les musées et la distance à la fois temporelle et géographique qui nous sépare de ces défunts. Dans l'exposition « Désordres » consacrée à la collection d'Antoine de Galbert au MACLyon (jusqu'au 7 juillet), trois têtes océaniennes côtoient des œuvres d'art moderne et contemporain, ainsi que des objets issus des sciences anatomiques. Pour la directrice Isabelle Bertolotti, « l’ensemble peut évoquer un cabinet de curiosités mais consiste surtout en une image mentale du collectionneur qui librement compare, associe, combine. Le choix d’exposer cet ensemble fait du musée un espace d’expérimentation et de réflexion sur ces objets, sans les enfermer dans un unique statut ou une seule signification. » Pour le collectionneur, « montrer de tels objets dans un musée n'est pas un problème s'il y a respect et pédagogie. L'homme moderne s'est éloigné de la mort, dont les symboles l'effraient. C'est cette peur qui génère des polémiques, plus que l'exposition de restes humains. »

De l'autre côté des Alpes, la momie d'Ötzi – cet homme âgé de plus de 5 000 ans découvert en 1991 dans un glacier des Alpes italiennes – est visible de façon très directe au musée archéologique du Haut-Adige à Bolzano, tandis que le corps de Louise de Quengo, dame de Brefeillac, décédée en 1656 et mise au jour lors de fouilles sous le couvent des Jacobins à Rennes, a été réinhumé selon la volonté des ayants droit.

Travailler de manière sereine

Ainsi le sujet est-il actuellement largement en débat dans le monde des musées, quelle que soit leur spécialité – beaux-arts, ethnologie, histoire naturelle, anatomie, médecine (qui, même s'ils n'ont pas le statut « musée de France » doivent répondre à la loi bioéthique de 1994) –, mais aussi dans la programmation des expositions. En 2009, « Our Body, à corps ouvert », qui mettait en scène des corps de prisonniers chinois écorchés dans des positions de la vie quotidienne, a été interdite par le tribunal de grande instance de Paris alors qu'elle avait déjà attiré des visiteurs à Marseille et à Lyon en 2008. Aujourd'hui, ce show choquant circule toujours à travers le monde, notamment à l'hôpital Saint-Jean de Bruges jusqu'au 9 mars 2025, après avoir déjà convaincu plus de 55 millions de visiteurs !

Quotidiennement, des corps sont mis au jour par les archéologues, ce qui soulève aussi, de manière large et pluridisciplinaire, la question de leur étude par ces enquêteurs du passé. C'est ce que souligne Anne Lehoërff, professeure titulaire de la chaire Inex Archéologie et Patrimoine à CY Cergy Paris Université et vice-présidente du conseil national de la recherche archéologique : « Les vestiges archéologiques sont un héritage et une source de connaissance historique, y compris les restes anthropobiologiques. Les scientifiques ont besoin de travailler de façon sereine et en prenant du recul, mais ils appartiennent à leur époque et partagent un certain nombre d'interrogations avec la société dans laquelle ils vivent. Ils entendent les revendications et n’échappent pas aux questionnements sur les choix à faire, les priorités à donner de quelque nature qu’elles soient, en se souvenant que la science par nature est areligieuse et doit être menée librement. » Un dilemme qui reste encore loin d'être partout résolu.

La momie de Setjaimengaou au musée de Picardie.
La momie de Setjaimengaou au musée de Picardie.
Neskafâa- Copyright Alice Sidoli / Musée de Picardie.
Aurélie Clemente-Ruiz.
Aurélie Clemente-Ruiz.
© MNHN - J.-C.Domenech.
L’installation thématique « Une humanité encore plurielle » au musée de l'Homme à Paris.
L’installation thématique « Une humanité encore plurielle » au musée de l'Homme à Paris.
© MNHN - J.-C.Domenech.
Les réserves d’anthropologie du musée de l’Homme.
Les réserves d’anthropologie du musée de l’Homme.
© MNHN - J.-C.Domenech.
Les réserves d’anthropologie du musée de l’Homme.
Les réserves d’anthropologie du musée de l’Homme.
© MNHN - J.-C.Domenech.
Anne Lehoerff.
Anne Lehoerff.
© Astrid di Crollalanza.
Carine Ayélé Durand.
Carine Ayélé Durand.
© J. Watts.
Restitution de trois momies des collections du musée d’ethnographie de Genève à l’Etat plurinational de Bolivie en 2023.
Restitution de trois momies des collections du musée d’ethnographie de Genève à l’Etat plurinational de Bolivie en 2023.
© Chiara Cosenza.
Restitution de trois momies des collections du musée d’ethnographie de Genève à l’Etat plurinational de Bolivie en 2023.
Restitution de trois momies des collections du musée d’ethnographie de Genève à l’Etat plurinational de Bolivie en 2023.
© Chiara Cosenza.
Musée d’ethnographie de Genève.
Musée d’ethnographie de Genève.
© Chiara Cosenza.
Cérémonie traditionnelle pour la restitution des têtes Maori à la Nouvelle-Zélande le 9 mai 2011.
Cérémonie traditionnelle pour la restitution des têtes Maori à la Nouvelle-Zélande le 9 mai 2011.
REMY DE LA MAUVINIERE/AP/SIPA.
Dessin du musée de Rouen d’une des têtes Maoris restituée en mai 2011 à la Nouvelle-Zélande.
Dessin du musée de Rouen d’une des têtes Maoris restituée en mai 2011 à la Nouvelle-Zélande.
Delphine Zigoni/AP/SIPA.
Une réplique de la momie Ötzi du musée archéologique du Haut-Adige à Bolzano.
Une réplique de la momie Ötzi du musée archéologique du Haut-Adige à Bolzano.
dpa Picture-Alliance via AFP.
L'exposition « Désordres - Extraits de la collection Antoine de Galbert » au macLYON jusqu’au 7 juillet 2024.
L'exposition « Désordres - Extraits de la collection Antoine de Galbert » au macLYON jusqu’au 7 juillet 2024.
© Adagp, Paris, Photo : Juliette Treillet.

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Article issu de l'édition N°2845