Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Quentin Petit Dit Duhal : « L’art queer n’est ni un nouveau canon ni une case à cocher, mais un agencement interactif »

Quentin Petit Dit Duhal : « L’art queer n’est ni un nouveau canon ni une case à cocher, mais un agencement interactif »
Quentin Petit Dit Duhal.

C’est à un changement d’angle qu’invite Quentin Petit Dit Duhal. Avec l'ouvrage Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+ (Double Ponctuation), l'historien de l’art et enseignant a voulu répondre aux interrogations et lacunes de ses étudiants. Le livre n’ajoute pas une classification supplémentaire à l’histoire de l’art, mais offre une caisse de résonance aux artistes et aux pratiques critiques des normes de genre et de sexualité qui prédominent aussi bien dans la société qu’au sein des institutions culturelles. Auteur d’une thèse sur la création d’un genre non binaire dans l’art contemporain, soutenue en 2022 à l’Université Paris-Nanterre, Quentin Petit Dit Duhal souhaite ainsi replacer ces subjectivités dans l’espace public. 

L'introduction de votre livre pourrait être : « Ne vous attendez pas à une histoire d’un art queer, mais à une histoire queer de l’art ». Est-ce bien votre propos ?

En effet, mon parti pris est moins de faire du queer une catégorie, une mode ou une case à cocher, qu’une approche d’analyse et d’historiographie. Depuis le XVIIIe siècle, l’histoire de l’art a évacué les questions qui portaient sur les rapports de pouvoir liés au genre et à la sexualité. Si l’on s’attarde par exemple sur la production de l'artiste américain Jasper Johns (né en 1930, ndlr), certains éléments de ses œuvres ont été perçus comme des caractéristiques de l’abstraction, alors que les travaux de décodage menés par le chercheur Jonathan Katz dès la fin des années 1990 ont pointé les expressions verbales de ses peintures comme des signifiants, par exemple de l’argot gay, seulement reconnaissable par certaines personnes. L'encodage s’explique par le contexte de production de ces œuvres, celui du maccarthysme et de l'homophobie ambiante. Je pourrais aussi citer les études produites autour du « troisième sexe » des photographies de Claude Cahun, notamment celles de l’historienne de l’art américaine Abigail Solomon-Godeau. C’est à chaque fois en croisant les analyses autour de l’œuvre, des sources et des archives, qu’il est possible de se rendre compte que des éléments de la vie des artistes peuvent être une partie intégrante des connaissances accumulées. 

En plus d'œuvrer à une déconstruction de l'histoire de l’art, pourquoi rendre ces vécus visibles ? 

Je n’avais pas pour objectif de faire découvrir des artistes, mais plutôt de traiter la manière dont certains, parfois célèbres de leur vivant, ont pu visibiliser des vécus et des pratiques minoritaires. Il faut faire l’effort de trouver de nouveaux corpus, mais aussi appliquer cette approche queer à des sujets canoniques. Le plus souvent, pour délimiter et étudier une œuvre, on a un critère biographique, un critère d’intentionnalité ou encore un critère iconographique. Je plaide pour une mise en relation plus interactive de tous ces éléments, y compris d'un autre critère, qui est celui de la réception par le public, pour produire du sens. Il ne s’agit ni de minimiser ni de maximiser l’orientation sexuelle d’artistes mais de voir comment, sans calquer ou essentialiser les identités queer actuelles, un nouvel agencement de ces composantes peut conduire à de nouveaux décodages, par exemple du rapport aux normes ou aux représentations du corps.  

La période que vous balayez, de la fin du XIXe siècle à nos jours, va de la dissimulation de la sexualité à l'expression et à la représentation plus affirmées de ces subjectivités, à partir des années 1960. Comment cela se manifeste-t-il ? 

L’expression de ces subjectivités peut être un acte de rupture et une forme de résistance aux normes de genre et de sexualité, comme par exemple dans les travaux photographiques du Libanais Mohamad Abdouni ou de la Sud-Africaine Zanele Muholi, qui font entrer et exister des expériences individuelles et communautaires marginalisées dans le champ de l’art. De même, la porosité entre l’art et l’activisme pendant l’épidémie de sida a produit une critique des politiques sanitaires et un dépassement du cadre artistique pour les collectifs qui se sont engagés dans cette lutte. 

Comment vous placez-vous dans ce champ de l’histoire de l’art qui prend mieux en considération les rapports affectifs ? 

J'évoque à plusieurs reprises les travaux d'Isabelle Alfonsi (autrice en 2019 de Pour une esthétique de l'émancipation. Construire les lignées d’un art queer, B42, ndlr). Je retiens surtout la dimension affective dans son analyse. Elle a su développer une méthodologie pour caractériser un corpus à partir des critères de réception de l'œuvre et défaire une histoire de l’art plus formaliste. Je m’inscris moins dans la notion d’inscription dans des lignées d’artistes qui, comme le fait l'historienne de l'art Griselda Pollock, ont tendance à reproduire des canons et à réitérer des catégorisations. Je préfère le terme de constellations pour tracer des liens entre les artistes.  

Dans la dernière partie de votre livre, vous tentez une ébauche d’un musée queer d’art. En quoi cela consisterait-il ? 

C’est la même approche d’analyse, mais appliquée à une institution. Il faut que les approches muséologiques et expographiques soient des positionnements qui viennent aussi questionner les rapports de genre et de sexualité. Il ne s’agit pas forcément de ne présenter que des œuvres qui font cela et de l’expliciter sur chaque cartel, mais d’impliquer le système muséal dans l’ensemble de ces questionnements. Je décris mes visites au Queercircle à Londres et au Museum of Transology à Brighton, pour envisager une plus grande jonction entre les productions artistiques et les cultures matérielles de chaque époque, afin de mieux restituer les conditions de production des œuvres, et en ce sens avoir des références déhiérarchisées. Savoir ce quel tel objet représente pour l’artiste permet d’aborder la question de l’affect et d’offrir une autre entrée, qui se raccroche ainsi à une expérience vécue. 

Autoportrait de Claude Cahun en 1928.
Autoportrait de Claude Cahun en 1928.
© Jersey Heritage Trust / Bridgeman Images.
Quentin Petit Dit Duhal, Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+, Ed. Double Ponctuation, 2024.
Quentin Petit Dit Duhal, Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+, Ed. Double Ponctuation, 2024.
Photo : Double Ponctuation.
Le Queercircle à Londres.
Le Queercircle à Londres.
© Facebook / QUEERCIRCLE.
Le Queercircle à Londres.
Le Queercircle à Londres.
© Facebook / QUEERCIRCLE.
Photographe inconnu, Em Abed at the office on Halloween night.J. Saroufim S.a.r.l. Printing & Converting - Matn, Liban, (1993).
Photographe inconnu, Em Abed at the office on Halloween night.J. Saroufim S.a.r.l. Printing & Converting - Matn, Liban, (1993).
Courtesy Mohamad Abdouni and the Arab Image Foundation.
Mohamad Abdouni, Em Abed.
Mohamad Abdouni, Em Abed.
© Mohamad Abdouni.
Le Museum of Transology à Brighton.
Le Museum of Transology à Brighton.
James Pike.
Jasper Johns, Untitled, 2014, acrylique sur toile, 52 × 75 cm.
Jasper Johns, Untitled, 2014, acrylique sur toile, 52 × 75 cm.
© Jasper Johns / Adagp, Paris, 2024.

Article issu de l'édition N°2822