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Lucie Camous et No Anger (Ostensible) : « On ne peut plus faire semblant qu'on n'existe pas »

Lucie Camous et No Anger (Ostensible) : « On ne peut plus faire semblant qu'on n'existe pas »
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
Photo : Centre Pompidou © Hervé Véronèse.

Lucie Camous et No Anger, personnes queers et non-binaires, ont créé fin 2022 Ostensible, une structure de recherche-création et de commissariat d'exposition. No Anger, artiste, part de sa propre expérience et réflexion féministes et queers sur le handicap physique pour développer une pensée critique du validisme (discrimination faisant des personnes dites « valides » la norme sociale, ndlr), déployée dans une création textuelle (à lire sur son blog À mon geste défendant), vidéo et performative, qui cherche à réinventer les récits des corps handicapés. Ses performances ont été présentées à l’ENS Lyon, au MAC VAL, au Palais de Tokyo ou au Centre Pompidou. Actuellement en résidence de recherche curatoriale à Vancouver avec la Polygon Gallery, Griffin Art Projects et la Cité internationale des arts de Paris, Lucie Camous, curateur et artiste, travaille depuis un point de vue politique et se situe au croisement de formes artistiques, théoriques et militantes, notamment autour des enjeux de narration et de militantisme antivalidiste.

Comment pourrait-on définir l'espace que vous souhaitez inventer à travers la plateforme Ostensible ?

Lucie Camous : Ostensible est une structure de recherche-création active dans les champs des disabilities et crip studies, avec un ancrage dans le champ de l'art. Crip vient du terme anglais cripple qui signifie estropié ou infirme. C’est un peu, à la manière du terme queer, une réappropriation d'un mot stigmatisant, utilisé par les mouvements militants antivalidistes anglophones. Les études crip sont autant alimentées par les critical disability studies que par les études queers, ce qui permet de penser de manière intersectionnelle cette jonction d'identités, mais aussi d'avoir un point de vue critique sur ces études.

No Anger : On se nourrit de cette matière théorique avec la notion de crip time, qui interroge le rapport au temps des personnes handicapées et/ou malades, et en creux, aussi celui des personnes valides.

L.C. : Les temporalités des personnes handicapées et/ou malades sont différentes de celles des personnes valides, ce qui permet de penser l’implication et l’impact du libéralisme et du productivisme sur les corps.

Pour vous la question de la visibilisation ne peut être légitimement portée que par les personnes concernées ? 

L.C. : En tout cas, ce serait bien que ça commence à cet endroit-là. Que les personnes concernées aient par exemple une place dans les programmations, ce qui pour l'instant n'est pas la norme. La notion de « savoir situé », empruntée à la philosophe Donna Haraway, est primordiale, elle est au cœur de la naissance d’Ostensible : être directement concerné par le sujet que l'on traite. C'est ce qui a enclenché le désir de créer notre propre structure et nos propres cadres de travail.

N.A. : Les savoirs situés interrogent la production des savoirs : cela met en lumière les rapports de pouvoir et de légitimité (c’est l’héritage de la sociologie) et interroge les biais, suivant la position sociale, de la personne qui produit un discours sur le monde. On peut étendre cette notion à la production artistique : selon notre position sociale, nos arts et notre façon de se penser comme artistes vont différer. 

Quel constat faites-vous vis-à-vis des institutions et de la place qu'elles donnent aux artistes qui ne correspondraient pas à la norme hégémonique ?

L.C. : J’ai la sensation qu'on est au début d'un virage intéressant ou d'une prise de conscience collective. Pour le dire autrement, on est la dernière des luttes et on ne peut plus faire semblant qu'on n'existe pas. C'est le travail de collectifs militants et de leur visibilité, notamment sur les réseaux. Mais cela fait environ deux ans que dans le champ de l'art contemporain, on voit émerger des initiatives et une prise de conscience.

N.A. : Pour moi, il reste un problème. C’est très bien d’inviter des artistes en situation de handicap à parler et à travailler sur leurs identités handicapées, mais j’ai parfois l’impression qu’on assigne ma parole à ces sujets-là.

Comme si vous deveniez les porte-parole d’une cause malgré vous ?

L.C. : Le risque de tokenisation (utilisation d'une personne minorisée comme prétexte à dissimuler un système de domination, ndlr) est évident et il est permanent. On a parfaitement conscience d’être les uniques individus du panel que cela concerne, comme si notre présence pouvait parfois suffire aux institutions à se dédouaner d’un travail de fond. Mais le fait d'en avoir conscience nous permet aussi de naviguer de manière intelligente et stratégique au cœur de ces institutions, avec lesquelles nous avons envie de travailler. Reste à savoir comment, sans que personne ne soit utilisé de manière malhonnête. 

Comment résistez-vous à cette potentielle instrumentalisation?

L.C. : Notre force est d’avoir aussi un rôle de programmation. Nous ne parlons pas seulement en notre nom, nous avons la possibilité d'inviter d'autres personnes concernées. Ce qui permet de démultiplier cette parole et d'avoir une variation de points de vue, d’identités d’acteurs et actrices… C'est là où l'on peut avoir un rapport de force, ou en tout cas un rapport intéressant à développer avec l’institution.

N.A. : Et en tant qu’artiste, j’ai un pouvoir de création, je peux faire dériver le sujet initial (souvent en rapport avec le handicap) vers d’autres qui m’intéressent davantage, comme la transmission, la communauté, la filiation, le lesbianisme... Je peux étirer les sujets, avec l'idée de transformer les imaginaires à travers ce travail de recherche-création.

L.C. : En travaillant avec des institutions, Ostensible devient aussi une forme d’institution. En prendre conscience permet de réfléchir à la manière dont nous travaillons avec d’autres, comment nous pensons le commissariat d’exposition, les temporalités de production, comment nous redistribuons l’argent et les moyens, etc. Le fait d'avoir accès à des espaces de programmation nous permet, dans le fond, de penser au plus juste les conditions de travail et de production artistique.

Le Crac de Sète vous a donc proposé une carte blanche pour une exposition à venir à l’automne…

L.C. : Pour les projets portés dans le cadre d’Ostensible, nous réfléchissons plutôt en collaboration avec des directions qui ont la possibilité de donner une couleur et une orientation différentes à leur lieu. Le Crac de Sète était assez logique, vu le travail et les engagements de Marie Cozette, sa directrice. D’ailleurs, c’est un centre d’art dont tous les espaces sont accessibles, ce qui n’est pas le cas de tous. Pour l’exposition « En-dehors » (du 4 octobre 2024 au 5 janvier 2025, ndlr), nous invitons sept artistes – Benoît Piéron, Marguerite Maréchal, No Anger, Kamil Guénatri, Mélanie Joseph, Lou Chavepayre et Laurie Charles – à présenter des pièces, mais aussi à en produire spécifiquement pour l’exposition. Des œuvres que l'on souhaite être sous l'angle de l'émancipation et de la subversion des codes dominants. Face à une imagerie enfermante, cette exposition déploie des contre-narrations qui reconfigurent la place de l’intime dans l’élaboration d’un discours politique et de stratégies de résistance. 

Lucie Camous.
Lucie Camous.
© Fantino.
No Anger, "Dans ma voix, d’autres voix", capture d'écran, vidéo, 51 min, 2024.
No Anger, "Dans ma voix, d’autres voix", capture d'écran, vidéo, 51 min, 2024.
Courtesy de l'artiste.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
Photo : Centre Pompidou © Hervé Véronèse.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
Photo : Centre Pompidou © Hervé Véronèse.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
No Anger, "Quasimodo aux miroirs", pièce chorégraphique.
Photo : Centre Pompidou © Hervé Véronèse.
Marguerite Maréchal, "Escalier inversé", ficelle, plâtre, plomb, dimensions variables, 2023.
Marguerite Maréchal, "Escalier inversé", ficelle, plâtre, plomb, dimensions variables, 2023.
Courtesy de l'artiste.
Benoît Piéron, "Strap-On II", draps réformés des hôpitaux, lumière LED, mannequin fessier, 40 x 34 x 25 cm, 2024.
Benoît Piéron, "Strap-On II", draps réformés des hôpitaux, lumière LED, mannequin fessier, 40 x 34 x 25 cm, 2024.
Galerie Sultana/Tadzio.
No Anger.
No Anger.
© Arsène Marquis.

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