Nour Salman avait prévu une seule soirée de lancement pour son exposition « Incomplete Youth » qui s'est tenue fin décembre 2023 à Damas. La curatrice de 31 ans présentait les œuvres d’une dizaine de jeunes artistes syriens dans sa galerie, Art Vision by Nour Salman, fondée en 2023 au cœur de la capitale syrienne. Impossible pourtant de s’y tenir : devant la foule de curieux et d’amateurs venus découvrir les installations de Hammoud Radwan, les paysages en barbelés de Pierre Hamati ou encore les clowns fous d’Abd Kasha, Nour Salman dut prolonger son opening d’une journée. « On a dispatché : le premier soir, la presse et les professionnels ; le lendemain, le grand public, explique-t-elle encore surprise du succès. Le flux de visiteurs ne s’est jamais tari et une majorité des œuvres présentées – à prix très abordables – ont trouvé preneur. »
Comme Art Vision, une poignée de nouvelles galeries, de fondations et d’initiatives dédiées au monde de l’art et de la culture se sont lancées à Damas. Le mouvement reste encore timide, sans modèle économique viable à 100 % ni relais international, mais il a le mérite de relancer une scène artistique et culturelle rendue exsangue par la guerre, débutée en 2011, et la crise économique. « Ces nouveaux lieux ont commencé à apparaître après la pandémie de Covid-19. Ils servent de plateformes aux artistes émergents qui vivent toujours en Syrie et sont moins tournés vers l’international que les galeries qui avaient prospéré dans les années d’avant-guerre », explique Lina Attar Ajami, collectionneuse à l'origine de Safir Art, une initiative visant à aider les créateurs syriens. Ces galeries s’agrègent à une quinzaine d'autres plus anciennes, qui restent plus ou moins actives. « Cela fait vraiment beaucoup de bien de voir Damas reprendre une activité culturelle », ajoute-t-elle.
Damas reléguée ?
Un premier signe de reprise qui reste malgré tout encore très fragile. « Les anciens collectionneurs sont peu ou plus présents, tandis que les ''nouveaux riches'' (notamment ceux qui se sont enrichis du marché noir pendant la guerre et la crise, ndlr) préfèrent acquérir des objets de marques de luxe plutôt que des œuvres d’art », constate Roula Suleiman, qui a pourtant ouvert parmi les premiers la Zawaya Art Gallery en 2019 au cœur de la capitale syrienne. De ce point de vue, le bourgeonnement actuel rappelle davantage les années 1980, quand les premiers marchands sont apparus à Damas, à l’image de la galerie Atassi – transformée depuis en fondation –, dont le travail de défrichement et d’éducation en faisait davantage un centre culturel qu’un véritable espace commercial. « Il y a un travail de reconstruction culturelle à mener vis-à-vis de notre communauté. Cela fait partie de notre travail quotidien », ajoute Roula Suleiman.
Mais d’où repartir ? La guerre a largement contribué à l’appauvrissement de la scène artistique syrienne, dont une large partie des forces vives a été contrainte à l’exil, pour des raisons politiques ou économiques. « Il n'y a plus une seule scène syrienne, mais une multitude. Paris, Berlin, Vienne, Beyrouth et Dubaï comptent désormais autant, voire davantage que Damas », relève Shireen Atassi, directrice de la fondation Atassi, structure privée qui promeut l’art syrien depuis Dubaï. « Mais aussi difficile que l’exil ait pu être, il a permis à certains artistes un accès au marché international et une reconnaissance plus globale qu’ils n'auraient pas obtenus autrement », ajoute-t-elle. En France, par exemple, plusieurs se sont déjà fait un nom, comme Anas Albraehe, coopté à Paris par la galerie Claude Lemand, qui expose en ce moment ses migrants assoupis chez Saleh Barakat, à Beyrouth. Ou Fares Cachoux, le « graphiste de la révolution syrienne » (qui est cependant arrivé en France en 2001 dans le cadre de ses études pour ne jamais en repartir), dont le travail est présenté jusqu’en juillet à l’Institut du monde arabe de Tourcoing. Ou encore la peintre Miryam Haddad, épinglée parmi les « dix artistes stars de demain » par Beaux Arts Magazine.
Pour celles et ceux restés en Syrie, ces années de plomb ont souvent eu un goût de solitude aiguë. « Je n’ai rien exposé pendant 13 ans en Syrie », témoigne le peintre et sculpteur Fadi Yazigi. À Damas, l’artiste n’a retrouvé les cimaises qu’en 2023. Il est exposé en ce moment à la galerie Tanit de Beyrouth. « Je n’ai jamais envisagé de m’exiler. La Syrie est le pays où je veux vivre, même si cela a signifié un lourd isolement », relève celui dont les œuvres figurent parmi les collections du British Museum, à Londres, et de l’Institut du monde arabe, à Paris.
Une histoire qui reste à appréhender
Un sentiment qui prévaut aussi chez Buthayna Ali, une artiste qu’on croyait promise à une reconnaissance internationale, avec des installations accueillies à la fondation Prada, à Milan, ou à la biennale de Venise. « Lorsque la guerre a commencé, j’avais le projet de décorer le centre de Damas de milliers de colombes de ciment. La guerre a tout stoppé », se remémore-t-elle. Enseignante à la faculté des Beaux-Arts de Damas, ce n’est qu’en avril 2023 que ses oiseaux, conservés tout au long de la guerre dans son atelier, ont été suspendus dans les rues de la vieille ville. En novembre, elle a renouvelé l’exercice à Alep, au nord-ouest de la Syrie. « À Damas, j’ai invité une quinzaine de mes étudiants à collaborer à ce projet. À Alep, une trentaine. C’était comme si quelque chose reprenait enfin vie. » La quadragénaire vient en outre de lancer la Madad Art Foundation pour soutenir les artistes syriens. Dans la vidéo de présentation de sa première exposition, qui a eu lieu en février 2023 à Damas, une voix off incite le public à venir rencontrer les artistes. « Venez nous voir : nous existons toujours », résume-t-elle, comme si la guerre les avait privés de voix et d’intérêt.
Le conflit n’est pourtant pas seul responsable de l’indifférence dans laquelle est tombée la scène locale. Si la Syrie, et d’une manière générale le Levant ont été au cœur de la Nahda – ce mouvement de renaissance culturelle et politique arabe du XIXe siècle –, celui-ci n’a jamais débouché sur un écosystème de l'art complet et pérenne. D’importantes institutions ont tardé à voir le jour, certaines n'ont même jamais existé. L’école des Beaux-Arts de Damas n’a ainsi été créée qu’en 1960, quand ses équivalents étaient inaugurés en 1908 en Égypte et en 1937 au Liban. Elle s’est de surcroît toujours concentrée sur la peinture, la sculpture ou le dessin, laissant de côté des pans entiers de la création contemporaine. De même, la Syrie ne possède pas de musée d’art moderne dans lequel préserver, présenter ou documenter le travail de précurseurs comme Tawfik Tarek, Said Tahsin, Fateh Moudaress ou Louay Kayyali. « L’histoire des scènes syrienne et arabe reste encore à appréhender : insuffisamment d’articles ou de livres lui sont consacrés », reprend Shireen Atassi, dont la fondation détient l’une des plus importantes collections d’art syrien.
Une diaspora massive
Dans la Syrie socialiste de Hafez al-Assad (président de la République de 1971 à 2000, ndlr), l’État a soutenu la création culturelle quand celle-ci était jugée « progressiste », c’est-à-dire « engagée », laissant peu – ou pas – de place aux générations montantes et, inévitablement, aux voix dissidentes. Même après l’arrivée au pouvoir de son fils, Bachar al-Assad, lorsque le pays s’est essayé, au tournant des années 2000, à une timide libéralisation économique, peu de galeries d’envergure ont vu le jour. Exception faite peut-être de la galerie Ayyam, ouverte en 2006 à Damas par un ancien banquier, aujourd’hui implantée à Dubaï.
D’une manière générale, les artistes syriens ont été sous-représentés dans le circuit des biennales, des festivals et des expositions qui ont proliféré au cours des années 2000 au Moyen-Orient. « La Syrie était, par rapport au Liban voisin, beaucoup moins accessible aux curateurs étrangers. Au début de la décennie, il n'y avait aucune institution d'art contemporain réellement connectée à la scène internationale et immergée dans le discours artistique et culturel. Les artistes syriens étaient généralement moins mobiles et souffraient souvent de règles de visa rigides lorsqu'ils tentaient de voyager », rappelle la chercheuse Charlotte Bank dans son ouvrage The Contemporary Art Scene in Syria: Social Critique and an Artistic Movement (2020, non traduit). De ce point de vue, la guerre aura eu un effet important : créer une diaspora massive, dans laquelle les artistes syriens se sont assuré une place sur la scène artistique mondiale, comme c'est le cas pour les Palestiniens et les Libanais.