La température glacée n’a pas dissuadé les habitants de Tartu de se masser le long de la rivière Emajõgi, figée en cette soirée de janvier. Une estrade y a été installée pour la cérémonie de lancement d’un événement attendu de longue date : Tartu devient officiellement capitale européenne de la culture, statut qu’elle partage cette année avec Bad Ischl (Autriche) et Bodø (Norvège). L’événement entend mettre à l’honneur le sud-est de l’Estonie dans son ensemble, puisque 20 autres municipalités sont associées à la programmation. À cette occasion, Tartu et sa région visent une fréquentation d'un million de visiteurs, venant des voisins baltes et de Finlande, le public privilégié, mais espèrent bien attirer au-delà.
Tartu, deuxième ville d’Estonie, a opté pour une programmation aux engagements plutôt consensuels. En effet, la manifestation a avant tout vocation à promouvoir l’Estonie, membre de l’Union européenne depuis 20 ans, comme pays progressiste engagé dans les grands enjeux contemporains. Parmi les temps forts annoncés, une exposition célèbre le centenaire du mouvement surréaliste à travers les œuvres d’artistes tchèques et estoniens. La thématique des « arts de la survie », une formule à sens multiples, relie notamment la culture et la préservation de l’environnement. Tartu 2024 promeut ainsi « l’unicité, la durabilité, la sensibilisation et la co-création ». Mais cette année culturelle est surtout prétexte à assurer une vitrine pour l’Estonie – son traditionnel sauna, ses lacs, ses pratiques numériques à la pointe, mais aussi ses interprètes de l’Eurovision, parmi les meilleurs ambassadeurs du pays nordique. Comme le célèbre concours musical, elle a d’abord vocation à placer le pays sur la carte de l’Europe. À cette différence que la visibilité médiatique s’étale cette fois sur plusieurs mois.
Centre intellectuel
Après Tallinn, qui avait été désignée en 2011, c’est au tour de Tartu de prendre la lumière. Considérée comme le centre intellectuel du pays, la ville tient sa renommée de son université, fondée par les Suédois en 1632, qui figure parmi les plus prestigieuses d’Europe. Depuis 2016, elle abrite aussi le musée national d’Estonie, un immense édifice ultramoderne conçu par DGT, cabinet d’architectes établi à Paris. Le musée original, fondé au début du XXe siècle, a été détruit durant la Seconde Guerre mondiale, mais sa collection avait préalablement été mise à l’abri. « Faire renaître ce musée était le rêve de tous les Estoniens. Il est la preuve aujourd’hui que leur culture a survécu », souligne sa directrice, Kertu Saks. En version originale, le nom du musée – Eesti Rahva Muuseum, soit « musée du peuple estonien » – apporte une nuance. Kertu Saks revendique le rôle de premier plan joué par cette nouvelle institution dans la diplomatie culturelle. « Lorsque les ambassadeurs et diplomates prennent leurs fonctions, c’est généralement ici qu’ils font leur première visite », souligne-t-elle. Preuve de l’importance symbolique du lieu : son prédécesseur à la tête du musée n’est autre qu’Alar Karis, actuel président de la République d’Estonie.
La menace du voisin russe
Désignée en 2019, Tartu a vu récemment son statut de capitale européenne prendre une autre dimension : la guerre menée par Moscou en Ukraine a entériné une rupture nette entre la Russie, avec laquelle l'Estonie partage une frontière, et l’Europe. Les municipalités associées à cet événement, célébrant la culture et la coopération territoriales, sont situées à proximité immédiate d’une zone devenue quasiment hermétique. « Le contexte ukrainien a rendu notre thématique des ''arts de la survie'' plus urgente encore. Nous avons intégré cette réalité à notre programmation, en incluant des Ukrainiens réfugiés dans la région », indique Kati Torp, directrice artistique de Tartu 2024.
En Estonie, où Volodymyr Zelensky était en déplacement mi-janvier, le soutien politique et populaire à l’Ukraine demeure sans faille. À la frontière orientale du continent, le bellicisme de l’État russe est perçu avec gravité – les trois pays baltes ont récemment annoncé leur intention de « construire des installations défensives anti-mobilité » dans les années à venir. La lumière projetée sur Tartu permet aussi d’adresser un message politique aux Européens : la nécessité de faire front. Il est ainsi beaucoup question, dans la programmation de Tartu 2024, des valeurs communes à tous les citoyens européens, notamment du respect des minorités sexuelles. L’organisation d’un kiss-in géant prévu au printemps prochain avec la participation de Conchita Wurst, figure de l’inclusion promue par l’Eurovision, souligne le fossé qui sépare l’Estonie de son grand voisin, aux options politiques et sociétales irréconciliables.