Depuis le calvaire de la cathédrale de Tallinn, achevé en 1694 par Christian Ackermann – un chef-d'œuvre baroque de sculpture sur bois, représentant la Crucifixion en dramatiques tons noir et or –, les Estoniens ont acquis une longue réputation de maîtres sculpteurs, travaillant principalement l'argile et le bronze. Pendant l’ère soviétique, le réalisme socialiste estonien a souvent pris des tournures étranges, les artistes venant subtilement intégrer certains éléments de l'art occidental au sein du canon officiel, comme l'impressionnisme en peinture ou le minimalisme en sculpture. Cela dit, partir à Tallinn sur les traces des œuvres d’Anu Põder (1947-2013), artiste récemment redécouverte, parfois comparée à Eva Hesse ou Ana Mendieta, s'est avéré une mission impossible. En effet, la plupart de ses œuvres se trouvent actuellement au Muzeum Susch en Suisse, exposées dans le cadre de la rétrospective « Space for My Body ».
Anu Põder est connue pour ses sculptures textiles aux tons pastel, représentant des corps humains fragmentés dans des positions de tension. Son œuvre est vaste et se compose de mannequins, de tissus, de bois et de résine. Mais une seule petite œuvre, Composition (with Orange Velvety Textile) – que l’on peut voir dans les collections d'art estonien du Kumu (musée d'art d'Estonie à Tallin, ndlr) –, suffit pour se faire un aperçu de ce qui peuple son étrange monde : des couleurs vives, des matériaux fragiles, des formes qui ressemblent à des membres amputés et des réalités interrompues. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Anu Põder n’a pas trouvé sa place dans le monde exclusivement masculin de « l’Âge de bronze », cette longue période de la sculpture monumentale socialiste. Avec une pratique aussi hermétique et personnelle,…