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Kehinde Wiley : fabrique et marque d’une figuration noire

Kehinde Wiley : fabrique et marque d’une figuration noire
Kehinde Wiley, Portrait de Faure Gnassingbé, président de la République Togolaise.
Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris en 2023-2024.
JULIEN DE ROSA / AFP.

L’exposition « Dédale du pouvoir » du peintre américain Kehinde Wiley au musée du quai Branly, à Paris, s'est clôturée le 14 janvier dernier. Chef de file d’une peinture figurative contemporaine faisant de la question noire son sujet central, l'artiste a réussi à faire d’un geste de renversement épistémologique – consistant à s'approprier divers signes et symboles du pouvoir dans la peinture européenne classique et à faire poser dans son studio des corps noirs selon les codes du classicisme – une marque et une fabrique. C’est en cela que son procédé est problématique. On le voit dans ses images, dans leur composition, dans les références qu’il mobilise. Les peintures de Kehinde Wiley présentent un désir, voire un fantasme des signes et symboles coloniaux du pouvoir. Face à ces toiles, nous ne sommes pas témoins d’une prétendue émancipation de corps noirs. Bien au contraire, nous les voyons aveuglés par les lumières de la fabrique de l’artiste qui est le lieu de leur mise en marché. 

Il n’y avait donc rien de surprenant dans la galerie de présidents africains présentée au quai Branly. Kehinde Wiley partage même beaucoup de points communs avec eux dont, comme nous l'avons dit, le goût pour les signes et symboles du pouvoir. Mais alors, comment lire ces images à la lumière de ce qu'il se passe en Afrique de l’Ouest, où la politique africaine de la France est de plus en plus remise en question, et avec elle, la persistance du colonial ? Quel est ce regard d’un Africain-Américain faisant poser des représentants du pouvoir en Afrique, dont beaucoup s’inscrivent dans un néocolonialisme qui dure, et présentés de surcroît en France et au musée du quai Branly, symbole muséal de l'héritage colonial ? Qu’est-ce que ces images veulent dire dans cet enchevêtrement de contextes ?

L’exposition fut le lieu où une certaine blackness (celle fabriquée par l’artiste) fut transposée ou traduite en contexte africain (et pas n’importe lequel, celui du pouvoir) pour sa mise en marché et en musée en Occident. Les tableaux présentés dans l’exposition sont une série d’allégories autour du pouvoir et d’une blackness ne se « rehaussant » qu’à partir de la possession des symboles et positions représentant le commandement. Mais alors (je pose la question à Kehinde Wiley sans être tout à fait sûr qu’elle parviendra jusqu’à lui) : la valorisation des corps noirs ne passe-t-elle que par un fantasme du pouvoir ?

Équivalences

En fin de compte, les images de Kehinde Wiley fonctionnent comme la répétition d’une figuration noire convertie en valeur marchande, qui rappelle ces mêmes tableaux figurant des corps noirs sur fond fleuri et coloré ou tout simplement monochrome qu'on ne cesse de retrouver dans les foires (comme par exemple lors de la dernière édition de AKAA, à Paris en octobre dernier), sur Instagram ou dans des séries télévisées (on a pu voir des tableaux de l’artiste dans la série Empire réalisée par Lee Daniels et Danny Strong). Cette fabrique, bien loin d’être émancipatrice sur le plan de la représentation, conforte une très étrange équivalence entre le corps noir, son érotisation, le marché et des regards majoritairement blancs qui spéculent et achètent. Il y a là presque un fond inconscient, une très suspicieuse transaction, au sein de ces mêmes paysages de l’art qui aujourd’hui raffolent de ces tableaux, alors qu’il y a tant d’autres manières, styles et formes. Peut-être que cela cessera, car même dans ce jeu du marché, les choses restent éphémères. 

En réalité, la peinture de Kehinde Wiley repose elle-même sur un ensemble de répressions. Répression des potentialités esthétiques et poétiques, accompagnée de tout un discours sur l’empowerment et la représentation qui, très souvent, enferme un imaginaire noir dans une seule manière de figurer, de penser et de voir la vie noire, c'est-à-dire au pouvoir (mais quel pouvoir, si ce n’est celui qui consiste à donner la mort à d’autres vies noires ?).

ll n’y avait pas de quoi se réjouir dans l’exposition de Kehinde Wiley au quai Branly. Bien au contraire, il y avait de quoi rester silencieux, profondément gêné par ces corps luisants tout droit sortis d’un clip de R&B des années 2000. 

— Mais en disant ce que vous dites, vous tuez l’ambiance…
— Peut-être, mais qu’y avait-il, là, à célébrer… ?

L’obscurité des couloirs du musée avait au moins ceci de bien qu’elle permettait de nous retirer de la vue d’images qui ne savent pas susurrer. 

Chris Cyrille est poète, critique d'art et commissaire d'exposition. Membre du comité scientifique du fonds de dotation Édouard Glissant, curateur du projet collectif et transdisciplinaire « Mangrovité », sa recherche porte sur les philosophies caribéennes et la littérature anticolonialiste. 

Kehinde Wiley, Portrait de Denis Sassou Nguesso, président de la République du Congo.
Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac À Paris en 2023-2024.
Kehinde Wiley, Portrait de Denis Sassou Nguesso, président de la République du Congo.
Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac À Paris en 2023-2024.
JULIEN DE ROSA / AFP.
Vue de l’exposition « Dédale du pouvoir », de Kehinde Wiley, au Musée du quai Branly-Jacques-Chirac, à Paris, en 2023-2024.
Vue de l’exposition « Dédale du pouvoir », de Kehinde Wiley, au Musée du quai Branly-Jacques-Chirac, à Paris, en 2023-2024.
© Léo Delafontaine / Musée du Quai Branly - Jacques Chirac.
Kekinde Wiley, Portrait du président malgache, Hery Rajaonarimampianina.
Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris en 2023-2024.
Kekinde Wiley, Portrait du président malgache, Hery Rajaonarimampianina.
Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris en 2023-2024.


Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy the artist and TEMPLON, Paris-Brussels-New York.

Kehine Wiley, Portrait de Nana Akufo-Addo, président du Ghana. Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris en 2023-2024.
Kehine Wiley, Portrait de Nana Akufo-Addo, président du Ghana. Œuvre présentée dans l’exposition « Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir » au musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris en 2023-2024.
Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy the artist and TEMPLON, Paris-Brussels-New York.
Chris Cyrille.
Chris Cyrille.
Photo : Damien Jélaine.

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Article issu de l'édition N°2764