Tantôt complices et admiratifs, tantôt concurrents et, disons-le, jaloux. Dans une exposition consacrée à Édouard Manet et Edgar Degas (jusqu’au 23 juillet), le musée d’Orsay tisse le réseau commun d’affinités artistiques et humaines entre les deux peintres. La seconde moitié du XIXe siècle a consacré la lettre dans le registre de l’intime : aussi le visiteur pourrait-il s’attendre à une correspondance fournie entre les deux hommes appartenant au même cercle social, Degas ayant été par ailleurs un épistolier prolifique. Niet, prévient-on dès l'entrée dans la galerie Chauchard. Du moins, si elles ont existé, les lettres n’ont pas été conservées, précise la conservatrice et co-commissaire Isolde Pludermacher, qui cite toutefois quelques très brefs échanges anodins de Manet à Degas.
Pourtant, le parcours intègre une dizaine de lettres dites tierces, écrites par l’un ou l’autre, ou par une connaissance commune au sujet de leurs productions artistiques respectives. Empruntées à la fondation Custodia, à la BNF ou l’INHA – à l’exception de trois lettres de Manet conservées au musée –, elles sont placées dans plusieurs présentoirs et accompagnées de cartels transcrivant l’essentiel de l’écriture manuscrite. On découvre ainsi que Manet, qui décéda 34 ans avant Degas, se félicite auprès d’un critique d’art des « progrès » de son confrère, quand ce dernier, qui conserva de nombreuses œuvres de son ami après sa mort, phosphore sur une prochaine collaboration avec le peintre Félix Bracquemond. Grande lectrice de ce type de documents dans la préparation de ses expositions, Isolde Pludermacher aime également intégrer ces lettres dans sa scénographie, car « elles sont révélatrices de la manière dont (les artistes) parlent l’un de l’autre ». « Tout en ajoutant une part de mystère, apercevoir leur écriture originale les rend plus réels et humains aux côtés de leurs chefs-d'œuvre », complète-t-elle. Sans compter une part de spontanéité dans l’expression, puisque ces communications n'étaient pas destinées à être lues par le grand public !
Une dimension quasi-magique
Dans les expositions et les fonds d’archives, les lettres, cartes et autres courriers, acquis ou versés sous la forme de dons, représentent souvent une plongée dans la gestation d’une œuvre. « Dans certains cas, ils peuvent également avoir une qualité esthétique, s’il y a des dessins, des ornements ou une calligraphie qui leur est spécifique », avance Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur et chef de service de la bibliothèque Kandinsky au Centre Pompidou. L’intérêt est aussi contextuel et émotionnel : leur contenu peut raconter l’émergence d’une figure, la reconnaissance de l’entourage, les tâtonnements des parcours. Ainsi, le plus souvent, les musées, concurrencés par des collectionneurs qui ont tendance à renchérir, se positionnent à l’occasion de ventes publiques lorsque les échanges épistolaires abordent explicitement les œuvres de leurs collections. Ces dernières années, les ventes de la sulfureuse collection du fonds Aristophil, coordonnées par la maison Aguttes, ont aussi rythmé le calendrier avec des grands noms comme Van Gogh ou Gauguin (une lettre commune a été vendue à plus de 210 000 euros en 2020), Napoléon caracolant toutefois en tête des engouements. Pour les pièces autographes, la rareté et la célébrité de l’auteur – talonnée par celle du destinataire – jouent beaucoup dans leur valorisation marchande au-delà même du texte, parfois ordinaire.
« Il nous faut prendre en compte l’aspect matériel et la conservation pour déterminer si le prêt se justifie par le propos de l’exposition. Si c’est accessoire, un fac-similé ou une retranscription suffiront », détaille François Nawrocki, conservateur en chef à la bibliothèque Kandinsky. Passé les critères de lisibilité et de longueur, leur inclusion dans une mise en scène se prête à de multiples possibilités. Pour explorer les rapports sibyllins de Marcel Proust avec le judaïsme, la commissaire Isabelle Cahn a pu s’appuyer sur une multitude d’échanges avec sa mère Jeanne, née Weil avant d’épouser Adrien Proust. « Ces lettres ont été un pivot pour construire l’exposition (au musée d’art et d’histoire du Judaïsme en 2022, ndlr). Nous avons réalisé des enregistrements avec des comédiens, mis en avant certaines citations sur les murs et présenté l’écritoire de sa mère. Elle-même lui lisait, petit, les lettres de Madame de Sévigné », souligne-t-elle. Déchiffrer ces lettres revient, dans ce cas précis, à éclairer la pertinence de ce prisme. « Il peut y avoir une dimension quasi-magique pour le visiteur, voire fétichiste pour des collectionneurs », abonde Jean-Marc Hovasse, codirecteur du Centre d’étude des correspondances et des journaux intimes de l’Université de Bretagne occidentale, à Brest. Lui-même biographe de Victor Hugo, il relève que l’imposante correspondance de l’auteur des Misérables n’a jamais été rassemblée dans une collection, du fait de sa grande dispersion.
Déchiffrement
À Paris, la maison Victor Hugo, qui fête ses 120 ans cette année, détient par exemple plus d’un millier de lettres écrites au poète par sa maîtresse, l’actrice Juliette Drouet. Fenêtre sur une société qui la méprise et la rejette, le corpus total de 22 000 lettres, en grande partie conservé par la BNF, fait l’objet depuis 15 ans d’un important chantier de numérisation et d’un travail d’annotation d’une équipe interuniversitaire. C’est un projet d’ampleur similaire qui a été entrepris aux archives départementales de l’Isère sur les soixante volumes des fonds Champollion, acquis il y a vingt ans. Jusqu’en décembre, une exposition retraçait, pour la première fois auprès du public, la correspondance entre Jean-François, le déchiffreur des hiéroglyphes, et son aîné Jacques-Joseph qui l’a beaucoup soutenu dans son éducation et ses recherches. Dans l’ancienne maison familiale de Vif, transformée en musée en 2021, certaines de ces lettres sont également écoutables, recouvertes de volets ou placées dans des tiroirs afin de les protéger de la lumière. À l’entrée, figure également sur un lutrin une lettre écrite par Jean-François Champollion lors d’une première mission scientifique en Égypte, quelques années avant sa mort précoce, à 41 ans. « Sans cette correspondance familiale, nous n’aurions jamais compris l’étendue du processus de déchiffrement », pointe Hélène Viallet à la tête des archives départementales. Dans quelques décennies, les émojis de nos SMS seront-ils semblables aux hiéroglyphes d’hier ?