Le Quotidien de l'Art

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Ce qui nous lie : les artistes s'emparent du médical

Ce qui nous lie : les artistes s'emparent du médical
General Idea, "One Year of AZT" et "One Day of AZT", 1991, don de cette dernière de Patsy et Jamie Anderson, Toronto, 2001.
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.



© General Idea. Photo : MBAC.

Pour certains artistes, mêler l'art et la vie implique d'intégrer dans leur travail des éléments de la sphère médicale, propres à leur quotidien. Témoignages.

« Je ne fais pas de différence entre ma pratique artistique et la vie. Pour moi il s'agit de sortir les draps au soleil, d'étendre les couleurs de mon paysage, quand je suis alité. De me parer, de déployer mon héraldique. Comme ce rouge à lèvres que j'ai réalisé à partir de mon sang. » Depuis son atelier lensois, Benoît Piéron parle de son travail avec une lucidité foudroyante. « Je viens de l'écosystème des chambres d'hôpitaux et des salles d'attente », raconte-t-il. Méningite, leucémie, cancer ont ponctué sa vie. Mais l'artiste, dont l'actualité se bouscule – après le prix Ricard 2022, on le verra bientôt à la Bourse de Commerce, au Palais de Tokyo, au Frac Dunkerque ou encore à la biennale de Liverpool – n'a pas toujours travaillé sur la maladie. Citant Susan Sontag, qui dénonçait une vision contemporaine culpabilisante de « la maladie comme métaphore » (titre d'un livre de 1978), Benoît Piéron donne à celle-ci « une plasticité, des alternatives ». Plutôt que de rejeter le matériel médical, il s'en empare : des draps d'hôpitaux aux couleurs pastel sont cousus en patchworks ou en poupées « psychopompes », autour de son lit est bâtie une cabane magique, un haricot médical est mué en jardin zen. Depuis qu'une myopathie l'empêche de manier des éléments lourds, notamment la céramique, Benoît Piéron privilégie la douceur. « La pratique du fil est thérapeutique pour moi, poursuit-il. Ma machine à coudre est comme un cœur dans mon atelier. » 

Des contextes politiques

La maladie et la médecine font l'objet de représentations depuis à peu près que la représentation existe (des figurines apotropaïques de l'Antiquité aux tableaux de dissections du XVIIe siècle). Mais depuis un demi-siècle, à mi-chemin du ready-made, les objets de la sphère médicale eux-mêmes constituent le matériau de certaines œuvres. C'est le cas notamment de celles d'artistes touchés par l'épidémie de VIH/Sida à partir des années 1980. Que l'on songe à l'installation One Year of AZT (1991) de General Idea, composée des 1 825 pilules, agrandies à une échelle démesurée, nécessaire au traitement annuel de l'un des membres du trio canadien, Felix Partz, atteint du VIH. Ou à "Untitled" (t-cell count)(1990) de Felix Gonzalez-Torres : une simple ligne à 45° sur une feuille quadrillée qu'on peut interpréter comme l'inexorable progression du virus. Commissaire de l'exposition « Exposé]]>es » au Palais de Tokyo (à partir du 17 février), François Piron a souhaité « actualiser le sujet et valoriser les effets de l'art face à la maladie, au-delà du Sida. Sortir l'art de la sphère du signe flottant, montrer sa fonction cathartique, thérapeutique, communautaire ». L'exposition prend pour point de départ le livre Ce que le sida m'a fait (2017) d'Élisabeth Lebovici, qui participe en tant que conseillère scientifique. Le titre joue sur le double sens : exposant et s'exposant, les artistes convoqués « ne font pas de distinction en art et militantisme. Ils et elles refusent la soi-disant autonomie de l'art. Dans leur démarche, le contact avec la réalité donne à l'art un pouvoir ». 

Partant du plus intime, des artistes comme Mimosa Echard confèrent au matériau thérapeutique une puissance politique, liée en particulier à l'écologie. La lauréate du prix Marcel Duchamp 2022 présentait à cette occasion au Centre Pompidou une spectaculaire installation, Escape More, sorte de miroir liquide à la surface duquel avaient été intégrées, entre autres éléments personnels, des plantes médicinales et des gélules. « Le poison et l’antidote traversent mon travail. Nous voulons protéger le monde, mais nous le polluons du fait même de notre existence », déclarait-elle au Quotidien de l'art en octobre dernier.

De son côté, Florian Fouché affirme, dans son « Manifeste assisté » (qui fait l'objet d'une exposition à partir du 11 février au Crac de Sète) : « ‪Nous ‪sommes tous et toutes à la fois des assistés et des assistants. Tout le monde, toute puissance ou impuissance ». Depuis 2020, suite à l'accident vasculaire cérébral qui a rendu son père hémiplégique, il réalise ce qu'il nomme des « actions proches ». S'inspirant de la notion de « présences proches », attribuée par l'éducateur Fernand Deligny aux personnes accompagnant des enfants autistes, il explique « intensifier, par des gestes, déplacements et manipulations d’objets trouvés sur place, [sa] relation avec des espaces aménagés pour le soin ». Cette « rééducation sauvage » consiste pour son père Philippe, qui participe en chaise roulante aux actions et est impliqué dans leur conception, à faire se mouvoir un objet lourd, activer une sculpture ou grimper sur le corps même de son fils. « Le terme de rééducation est à prendre avec prudence, avertit Florian Fouché. Personne n'a envie d'être ''rééduqué'', mais on peut expérimenter. Je détourne le vocabulaire de la médecine et de l'institution, comme contextes politiques à explorer. » L'artiste est en dialogue avec des soignants pour mettre au point des prototypes, comme son Attelle pour Philippe. Mais il insiste : « Je ne fais pas de thérapie. C'est une expérience physique des corps, dans ce qu'elle peut exprimer de méchanceté métaphorique ». 

Surfaces de communication

Être à côté plutôt qu'avec, préférer la relation à l'aide ou au care, trop univoques : pour Benoît Piéron aussi, l'attirail médical permet de raconter d'autres histoires que la sienne. L'œuvre, dit-il, est « une surface de communication pour les corps invalidés, qui permet de sortir de l'individualité et de la verticalité purement médicale. La maladie n'appartient pas à la personne qui l'héberge, elle appartient à tous. Il faut faire attention à la récupération et à ne pas faire de la résistance à la maladie un héroïsme ». La collaboration entre artistes et la transmission jouent selon Benoît Piéron un rôle essentiel. Invité pour un workshop dans « Exposé]]>es », il y a lui-même convié Sabrina Röthlisberger Belkacem. Née avec une maladie dégénérative, l'artiste a développé un angiome important à la lèvre et a dû subir une chimiothérapie. « Ça a changé ma vie », confie-t-elle. De cette expérience radicale est issu un film sur sa transformation physique et mentale. Pour Santa Sangre (2021), odyssée sylvestre inspirée de ses propres poèmes, elle s'est lancé plusieurs défis : chanter avec sa bouche, se voir, et se montrer. En parallèle, sa pratique du fil et du nœud est autant thérapeutique que mémorielle : « Chaque point représente une perte physique ou mentale ». Récemment immobilisée, l'artiste a tricoté depuis son lit des cagoules, qui lui permettent à la fois de dissimuler son visage, métamorphosé par une greffe partielle, et d'« exister dans l'espace public ». Pour Sabrina Röthlisberger Belkacem, « créer des formes qui nous sont propres et qui nous lient », c'est s'engager dans une thérapie collective.

Benoît Piéron.
Benoît Piéron.
© DR.
Benoît Piéron, Monstera, 2022, porte serum, sparadrap, seau, goudron végétal, Monstera, lampe horticole, peluche psychopompe en patchwork de draps réformés des hôpitaux,1,90m 60 x 60cm.
Vue de l'exposition « Horizones » à la Fondation Pernod Ricard, 2022, Paris.
Benoît Piéron, Monstera, 2022, porte serum, sparadrap, seau, goudron végétal, Monstera, lampe horticole, peluche psychopompe en patchwork de draps réformés des hôpitaux,1,90m 60 x 60cm.
Vue de l'exposition « Horizones » à la Fondation Pernod Ricard, 2022, Paris.
© Aurélien Mole.
Benoît Piéron, Paravent, 2022,
patchwork en draps reformés des hôpitaux, cloison d’intimité d’hôpital, 155 x 183 x 40 cm. Vue de l'exposition « Horizones » à la Fondation Pernod Ricard, 2022, Paris.
Benoît Piéron, Paravent, 2022,
patchwork en draps reformés des hôpitaux, cloison d’intimité d’hôpital, 155 x 183 x 40 cm. Vue de l'exposition « Horizones » à la Fondation Pernod Ricard, 2022, Paris.
© Aurélien Mole.
François Piron.
François Piron.
© DR.
Florian Fouché, Action proche (verticalisation), 2017, tirage pigmentaire.
Florian Fouché, Action proche (verticalisation), 2017, tirage pigmentaire.
© Florian Fouché et courtesy galerie Parliament, Paris.
Sabrina Röthlisberger Belkacem, "Santa Sangre", 2021, HD film, 35 min.
Sabrina Röthlisberger Belkacem, "Santa Sangre", 2021, HD film, 35 min.
Courtesy of the artist and Centre d’Art Contemporain Genève – Biennale de l’Image en Mouvement 2021.
Florian Fouché, Capture d’une vidéo extraite de Philippe, de l’ensemble Manifeste assisté, 2022.
Florian Fouché, Capture d’une vidéo extraite de Philippe, de l’ensemble Manifeste assisté, 2022.
© Florian Fouché et courtesy galerie Parliament, Paris.
Florian Fouché, Capture d’une vidéo extraite de Philippe, de l’ensemble Manifeste assisté, 2022.
Florian Fouché, Capture d’une vidéo extraite de Philippe, de l’ensemble Manifeste assisté, 2022.
© Florian Fouché et courtesy galerie Parliament, Paris.
Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (t-cell count), 1990
Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (t-cell count), 1990
A confirmer
Mimosa Echard, "Escape more", 2022, Centre Pompidou, Paris.
Mimosa Echard, "Escape more", 2022, Centre Pompidou, Paris.
Photo : Magali Lesauvage. © Adagp, Paris, 2023.

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