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Pourquoi le surréalisme n’en finit pas de séduire

Pourquoi le surréalisme n’en finit pas de séduire
Vue de l'exposition « Surrealism and Magic: Enchanted Modernity », jusqu'au 26 septembre 2022à la Peggy Guggenheim Collection à Venise.
Photo Matteo De Fina.

On les achète à des prix records, on les redécouvre, on leur dédie des expositions blockbuster : depuis près de 20 ans, et 100 après leurs premiers pas, les surréalistes connaissent un regain d’intérêt sans précédent. Un engouement qui, de l’université aux musées et aux maisons de vente, s’explique par de multiples facteurs, liant héritage historique et discours contemporain.

Paris, 1922. Alors que Man Ray réalise ses premiers « rayogrammes », André Breton travaille à l’écriture du Manifeste surréaliste, qu’il publie en 1924, un an avant la première exposition du groupe à la galerie Loeb. Aujourd'hui jeune centenaire, le mouvement surréaliste ne semble pas avoir vieilli d’une ride. Il fait exploser les chiffres de ventes et la fréquentation des multiples expositions qui le couronnent aux quatre coins du monde, du Met au MAM en passant par le Guggenheim et la Tate. Le 2 mars, L’Empire des lumières de Magritte, cédée pour 71 millions d'euros à Sotheby’s Londres, triplait le précédent record de l’artiste. Dix jours plus tard, un tirage du Violon d’Ingres de Man Ray devient, à 12,5 millions d’euros, la photographie la plus chère jamais vendue aux enchères. Le 16 mars, Sotheby’s Paris signe un nouveau record pour Picabia, dont la Pavonia est adjugée 9,9 millions d’euros. Le même soir, plus d’une toile double son estimation, à l’instar de la Chambre secrète sans serrure de Toyen, acquise pour 1,2 millions d’euros. « L’histoire de l’art peut être vue comme l’histoire des influences. La résonance du surréalisme sur l’art moderne et contemporain est indéniable : c’est un des mouvements les plus reconnaissables. Certaines toiles, telles que L’Empire des lumières, ont aujourd’hui acquis le statut d’icônes, représentant en elles-mêmes une essence de la modernité », explique Thomas Boyd-Bowman, à la tête du département art moderne de Sotheby’s Londres.

Un langage visuel universel et intemporel

Si les acheteurs restent en grande majorité européens et nord-américains, la patte surréaliste s’est largement exportée, ouvrant le marché à des collectionneurs, notamment asiatiques, en quête de la « marque surréaliste ». Tout comme L’Empire des lumières, la vente record du Violon d’Ingres de Man Ray peut être en partie expliquée par la dimension iconique de cette photographie « fondamentale pour l’histoire de l’art », affirme Emmanuelle de Lecotais, spécialiste de l’artiste et commissaire des ventes de la collection Treillard, dont le second volet se tiendra le 28 juin à l’hôtel Drouot. « Le surréalisme a donné ses lettres de noblesse à la photographie. Man Ray fait partie de ces artistes qui ont marqué l’imaginaire collectif – sans même le connaître, les gens reconnaissent ce dos nu et se l’approprient. Ce sont des œuvres qui ne vieillissent pas. » Pour qualifier l’esthétique surréaliste, Daniel Zamani, spécialiste d’André Breton et commissaire de l’exposition « Surrealism and Magic » organisée par le musée Barberini à Potsdam et la Peggy Guggenheim Collection à Venise – où elle est actuellement visible avec des créneaux de visite et un catalogue épuisés – parle d’un « langage visuel universel. Les surréalistes explorent la complexité de la psyché humaine (notre inconscient, nos désirs, nos pulsions) mais de manière très accessible. Bien plus accessible que, disons, l’abstraction. Les visiteurs sont surpris d’apprendre que les œuvres qu’ils découvrent, notamment de Leonora Carrington ou Leonor Fini, ont été peintes il y a 100 ans, tant elles semblent dater d’aujourd’hui ».

Si ces images paraissent si neuves, c’est qu’elles sont aussi vectrices de visions esthétiques et conceptuelles préfigurant les préoccupations du XXIe siècle. Des thématiques comme l’inclusion des genres et des appartenances culturelles, mais aussi l’écologie et l’anti-capitalisme, sont largement abordées par les surréalistes, « bien en avance sur leur temps », selon Daniel Zamani. Il n’est pas étonnant que le surréalisme connaisse un tel engouement, si l’on considère à quel point il est moderne dans son éthique. « Le fait que la liberté des uns exalte la liberté des autres est l'essence même du surréalisme. D’où son étonnante diversité et la liberté que les femmes y ont connue comme dans aucun autre mouvement artistique », explicite Annie Le Brun, commissaire de l’exposition Toyen au MAM (jusqu'au 24 juillet). Contrairement au fauvisme, au cubisme et à l'expressionnisme, le surréalisme regroupe un nombre important de femmes, qui sont tout à la fois inspiratrices, compagnes et artistes, au même titre que leurs pairs masculins. C’est à la recherche académique que l’on doit en premier lieu leur redécouverte, ainsi que le note Daniel Zamani : « Tandis que l’appréciation du mouvement était auparavant centrée sur les hommes et la France, le discours est aujourd’hui élargi aux femmes et aux autres pays du monde ». Cette réévaluation résulte de l’arrivée sur le marché et dans les musées d’un grand nombre d’images, jusqu’alors invisibilisées. En témoignent les acquisitions et expositions récentes. Le MoMA a acheté plusieurs œuvres de Leonora Carrington – dernièrement, And then we saw the daughter of the minotaur et Green Tea en 2020, dont les liens avec l’art mexicain traditionnel et l’occultisme sont présentés aux visiteurs – et le musée Reina Sofía des toiles de Dorothea Tanning, montrées dans l’exposition « Dorothea Tanning : Behind Door, Another Invisible Door » en 2019. Le Louisiana Museum of Modern Art au Danemark a consacré 34 artistes femmes surréalistes d’Europe et des Amériques en 2020 dans son exposition « Fantastic Women – Surreal Worlds ». En ce moment même, « Surrealism Beyond Borders », montée par la Tate et le Metropolitan Museum, où elle est actuellement visible, dessine une nouvelle topographie du surréalisme, mettant en lumière l’internationalité du mouvement, qui dépasse largement les frontières du vieux continent.

En quête de liberté

Inclusif, transdisciplinaire et transgressif, le surréalisme compte des figures longtemps négligées, mais dont la mise en lumière a permis d’en montrer le génie, préfigurant la création contemporaine. La vie, mort et renaissance de la photographe et écrivaine française Claude Cahun est exemplaire. Passée presque inaperçue pendant près de 50 ans, il a fallu attendre les années 1990-2000 pour que sa production soit revalorisée. Considérée aujourd’hui comme une artiste précurseure de Cindy Sherman et de l’art queer contemporain, elle est montrée dans de multiples expositions qui connaissent un vrai succès, notamment chez les plus jeunes. L’exposition « Show me as I want to be seen » au Contemporary Jewish Museum de San Francisco a notoirement attiré des scolaires et étudiants fascinés par le monde visuel de la photographe surréaliste, qui écrivait « Masculin ? Féminin ? Cela dépend de la situation. Le neutre est le seul genre qui m’aille »« Claude Cahun est une artiste qui tourne la caméra vers soi, pour voir qui d’autre iel peut devenir. N’est-ce pas ce que l’on fait de nos jours avec nos smartphones ? C’est une des raisons pour lesquelles les jeunes s’identifient à son œuvre », note David J. Getsy, professeur à la School of the Art Institute of Chicago et spécialiste du genre dans l’art. La galeriste Alberta Pane, qui présente actuellement dans son espace vénitien une dizaine d’œuvres de Claude Cahun, explique combien les thématiques explorées par la photographe résonnent avec les artistes contemporains : « L’esprit de recherche – de soi, du monde, de l’autre – est ce qui intéresse la pensée humaine à l’âge de l’anthropocène. La dimension transgressive et métaphysique du surréalisme est reprise par les artistes de nos jours – il suffit de faire un tour à la biennale de Venise pour le voir – qui, comme leurs aînés, cherchent à battre les lois du rationnel. À élargir les sources et champs d’investigation grâce à des modèles de savoir alternatifs ».

Pour les commissaires de l’exposition « Surrealism and Magic » Daniel Zamani et Grazina Subelyte, il ne fait aucun doute que le regain d’intérêt pour le surréalisme s’explique aussi par l’omniprésence du supernaturel, de l’étrange et du fantastique dans la culture contemporaine – en témoignent les séries à succès Stranger Things, Black Mirror, la hype autour de réalisateurs comme David Lynch ou Quentin Dupieux, mais aussi la dimension presque irréelle de la sphère numérique dans laquelle nous baignons, de plein gré ou non. L’expérience d’un quotidien ébranlé par une pandémie puis un conflit destructeur fait finalement aussi écho à celle des surréalistes, dont la plupart « ont connu puis fui la guerre. À leur époque comme à la nôtre, il nous apparaît que la raison a échoué. Tourner son regard vers l’intérieur, vers l’intangible et le magique est alors un moyen de réconcilier le monde et l’humain, dans la certitude que nos pensées ont le pouvoir de le changer », explique Grazina Subelyte. En ce sens, le surréalisme propose une voie dans laquelle il fait bon de s’engager, quand dehors la forêt brûle et que la société quantifié et rationalisé du XXIe siècle n’offre que peu de consolation. « Aujourd’hui, seul ce qui est marchandisable s’impose. Ce que défend le surréalisme – en trois mots : amour, liberté, poésie – sont des choses qui n’ont pas de prix, observe Annie Le Brun. Le monde est aujourd’hui devenu si invivable qu’un énorme manque est ressenti par nos inconscients. Alors nous revenons au surréalisme, dont le projet aura été de repassionner la vie. »

René Magritte, «  L'Empire des lumières », 1961, huile sur toile, 114,5 x 146 cm.
René Magritte, « L'Empire des lumières », 1961, huile sur toile, 114,5 x 146 cm.


© Sotheby's/Adagp, Paris 2022.

Francis Picabia, « Pavonia », 1929, huile sur toile, 149,7 x 170,8 cm. Vendu 9,99 millions d'euros lors de la vente « Surrealism and Its Legacy », le 16 mars 2022 chez Sotheby's Paris.
Francis Picabia, « Pavonia », 1929, huile sur toile, 149,7 x 170,8 cm. Vendu 9,99 millions d'euros lors de la vente « Surrealism and Its Legacy », le 16 mars 2022 chez Sotheby's Paris.


Photo Sotheby’s / ArtDigital Studio.

Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924, triptyque unique,
Estimation : 100 000/120 000 euros pour la vente de la collection Edmonde et Lucien Treillard : « Man Ray et ses consorts surréalistes » , le 28 Juin 2022 à l'Hôtel Drouot.
Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924, triptyque unique,
Estimation : 100 000/120 000 euros pour la vente de la collection Edmonde et Lucien Treillard : « Man Ray et ses consorts surréalistes » , le 28 Juin 2022 à l'Hôtel Drouot.
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2022/Photo Edouard Robin.
Leonora Carrington, «  Cuisine aromatique de grand-mère Moorhead » , 1975, huile sur toile, 79 x 124 cm. Charles B. Goddard Center for Visual Performing Arts, Ardmore, Oklahoma.
Leonora Carrington, « Cuisine aromatique de grand-mère Moorhead » , 1975, huile sur toile, 79 x 124 cm. Charles B. Goddard Center for Visual Performing Arts, Ardmore, Oklahoma.
© Leonora Carrington, par SIAE 2022.
Leonor Fini, « Divinité chtonienne guettant le sommeil d'un jeune homme » , 1946, huile sur toile, 27,9 × 41,2 cm. Francis Naumann, Francis Naumann Fine Art & Rowland Weinstein, Weinstein Gallery.
Leonor Fini, « Divinité chtonienne guettant le sommeil d'un jeune homme » , 1946, huile sur toile, 27,9 × 41,2 cm. Francis Naumann, Francis Naumann Fine Art & Rowland Weinstein, Weinstein Gallery.
© Leonor Fini, par SIAE 2022.
Jacques-André Boiffard (1902-1961), Masques de carnaval, portés par Pierre Prévert, 1930, épreuve gélatino-argentique.
Estimation : 1 000/1 500 euros pour la vente de la collection Edmonde et Lucien Treillard : « Man Ray et ses consorts surréalistes » , le 28 Juin 2022 à l'Hôtel Drouot.
Jacques-André Boiffard (1902-1961), Masques de carnaval, portés par Pierre Prévert, 1930, épreuve gélatino-argentique.
Estimation : 1 000/1 500 euros pour la vente de la collection Edmonde et Lucien Treillard : « Man Ray et ses consorts surréalistes » , le 28 Juin 2022 à l'Hôtel Drouot.
Photo Edouard Robin.
Max Ernst,  « Vêtements de la mariée » , 1940, huile sur toile, 129,6 × 96,3 cm. Collection Peggy Guggenheim, Venise (Fondation Solomon R. Guggenheim, New York).
Max Ernst, « Vêtements de la mariée » , 1940, huile sur toile, 129,6 × 96,3 cm. Collection Peggy Guggenheim, Venise (Fondation Solomon R. Guggenheim, New York).



© Max Ernst, par SIAE 2022.

Dorothea Tanning, « La magie fleur jeu » , 1941, huile sur toile, 91,5 x 43,5 cm. Collection privée,
Dorothea Tanning, « La magie fleur jeu » , 1941, huile sur toile, 91,5 x 43,5 cm. Collection privée,
©La succession de Dorothea Tanning...
Vue de l'exposition « Surrealism Beyond Borders » à la Tate Modern de Londres jusqu'au 29 août 2022.
Vue de l'exposition « Surrealism Beyond Borders » à la Tate Modern de Londres jusqu'au 29 août 2022.
© Tate/Photo Sonal Bakrania.
Claude Cahun,« Femme au balcon »  ,1930, photographie, épreuve gélatino-argentique, 23 x 17 cm. Collection privée.
Claude Cahun,« Femme au balcon » ,1930, photographie, épreuve gélatino-argentique, 23 x 17 cm. Collection privée.
Photo Irene Fanizza.
Vue de l'exposition « Owe You » Claude Cahun / Marcel Moore jusqu'au 27 août à la galerie Alberta Pane de Venise.
Vue de l'exposition « Owe You » Claude Cahun / Marcel Moore jusqu'au 27 août à la galerie Alberta Pane de Venise.
Photo Irene Fanizza.
Claude Cahun, « Aveux non Avenus » , 1929-1930, livre. Collection privée.
Claude Cahun, « Aveux non Avenus » , 1929-1930, livre. Collection privée.
Photo Irene Fanizza.

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Article issu de l'édition N°2418