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Artistes en exil : le droit d'auteur comme ultime recours

Artistes en exil : le droit d'auteur comme ultime recours
Atelier des Artistes en exil, Paris.
Photo Christophe Maout.

Depuis un mois, la guerre en Ukraine remet en lumière le sort des réfugiés. Parmi les artistes de toutes nationalités accueillis en France, certains se battent pour que le droit d'auteur leur assure le droit d'asile.

Installée à une vingtaine de kilomètres de Kiev, l'artiste Alevtina Kakhidze a choisi de rester en Ukraine, où elle continue à tenir quotidiennement son journal graphique des événements (lire les QDA des 28 février et 9 mars). Contrairement à d'autres, de plus en plus nombreux, qui fuient le pays ravagé par l'invasion russe depuis maintenant un mois : plus de 3,5 millions d'Ukrainiens (dont la moitié sont des enfants) ont quitté leur pays en quelques semaines, dont au moins 26 000 à ce jour ont rejoint la France. Parmi eux, des artistes arrivent petit à petit. Judith Depaule, directrice de l'Atelier des artistes en exil à Paris (qui accueille des réfugiés de tous pays, lire l'Hebdo du 29 mars 2019), rapporte que l'association a déjà reçu une cinquantaine de demandes d'accueil d'artistes ukrainiens et autant de la part d'artistes russes qui fuient le régime autoritaire de Vladimir Poutine, mais aussi une « russophobie » très présente dans les pays limitrophes de la Russie. Les conditions sont différentes : tandis que les premiers bénéficient, au regard de la situation de leur pays, d'une protection temporaire de six mois renouvelable, les seconds n'ont que des visas de courte durée et doivent effectuer une demande d'asile dans les trois mois suivant leur arrivée, la France ne s'étant pas encore prononcée sur leur cas.

L'Atelier des artistes en exil les aide en les orientant vers l'Institut français, en leur fournissant de la documentation sur le droit d'asile dans leur langue et en les connectant à un réseau. Par ailleurs une hotline téléphonique, avec des interlocuteurs parlant russe et ukrainien, a été mise en place avec le ministère de la Culture, qui a débloqué un fonds de soutien d'un millions d'euros pour l’accueil d’urgence des artistes ukrainiens (dans ses établissements et à la Cité internationale), des bourses de recherche et la diffusion de spectacles. S'y ajoute une enveloppe de 300 000 euros pour l’accueil des étudiants dans les écoles sous tutelle du ministère. 

« Ce ne sont pas les premiers que nous accueillons, souligne Judith Depaule. Depuis plusieurs années, nous recevons des Ukrainiens accusés de séparatisme depuis l'indépendance, et d'autres, d'origine africaine, qui y subissent des discriminations raciales. Quant aux Russes, ce sont souvent des ressortissants LGBT persécutés. »

Le cas d'Abdul-Hadi Yasuev

Si l'urgence place aujourd'hui les Ukrainiens sous les projecteurs, pour des artistes d'autres nationalités, le combat pour le droit d'asile est de longue haleine. Ainsi, à 22 ans à peine, Abdul-Hadi Yasuev, Russe d'origine tchétchène, se débat pour rester en France, où il est arrivé alors qu'il était mineur, après un long parcours migratoire. Demandeur d'asile en procédure « Dublin » (qui le renvoie au pays par lequel il est arrivé en Europe, en l'occurrence l'Italie), il a été placé plusieurs fois en centre de rétention administrative – une de ses performances au dernier Printemps de Septembre à Toulouse a ainsi dû être annulée. Ce 24 mars, une audience, dont la délibération prendra plusieurs semaines, avait lieu à la Cour d'appel administrative pour statuer sur son éventuel transfert en Italie, où la protection internationale lui a déjà été refusée deux fois et qui menace de le renvoyer en Russie, alors qu’une première décision de justice annulait son transfert, lui reconnaissant la qualité et l'activité d’auteur sur le territoire.

Co-auteur avec Cynthia Montier d’une œuvre nommée Karma, dont les performances requièrent sa présence physique sur le territoire, Abdul-Hadi Yasuev fait valoir pour rester en France, outre le droit des étrangers, le droit d'auteur et le Code de la propriété intellectuelle, malgré le caractère immatériel de ses œuvres. « L’immatérialité à laquelle sont assignés les "étrangers" par le droit des étrangers et les conventions internationales, est, du point de vue de l’UNESCO et du code de la propriété intellectuelle, un bien fondamental à protéger, qui ne peut être détaché de l’individu qui l’incarne et qui le lie à un territoire d’attache et à une communauté de pratique, lorsqu’il en fait le choix », affirment les deux artistes. Ils ont ainsi fourni à l'avocate en charge du dossier des contrats de résidences, des invitations et des lettres de soutien (notamment de la municipalité de Strasbourg et de la DRAC Grand Est) prouvant la nécessité de la présence de l'artiste pour son œuvre – ce que conteste la préfecture du Bas-Rhin. Pour l'avocat Tewfik Bouzenoune, qui a déjà eu à traiter ce type d'affaire, « la complexité réside dans le fait que le droit français ne reconnaît comme fondement, pour permettre à un étranger de rester en France, que des preuves de travail ou des compétences, en délivrant un "passeport talent" : l'artiste doit alors prouver que son art participe au rayonnement de la France et doit être validé par le milieu culturel ». Il ajoute que « certains critères, comme un montant minimum de revenus, ou des diplômes français, sont absurdes, notamment pour les jeunes artistes ». Le cas d'Abdul-Hadi Yasuev lui semble cependant défendable, en raison de la nécessaire présence de l'artiste à ses performances « car le droit moral se confond alors avec le droit d'auteur », même si, dit-il, « on peut décider de ne l'accueillir que pour le temps de ses performances ».

Aujourd'hui, l'offensive de la Russie, qui enrôle plus ou moins de force de nombreux combattants tchétchènes, pourrait peser en faveur d'Abdul-Hadi Yasuev, même si l'État français se décharge de sa responsabilité sur l'Italie. Tewfik Bouzenoune observe que « la qualité d'artiste dans un contexte de dictature l'expose de fait à la répression ou à la limitation de sa liberté d'expression : c'est un argument pour lui accorder l'asile artistique, mais il n'y a pas de fondement juridique à cela ». Il ajoute que « la Russie ne fait pas (encore) partie des pays dit "non sûrs" dont les ressortissants peuvent bénéficier d'une prise en charge immédiate ». Placer le pays sur cette liste est une décision éminemment politique, qui pourrait envenimer encore les tensions actuelles.

Le droit d'auteur comme étendard

C'est aussi cette situation kafkaïenne qu'explore un collectif constitué au squat Saint-Just, à Marseille, avec l'artiste française Mégane Brauer et cinq autres plus jeunes, pour certains exilés, provenant d'Albanie et d'Algérie (Anes Hoggas, Samet et Suela Jonuzi, Ersi et Klevis Morina). « Uni.e.s par le feu » est le nom du projet qui sera présenté à partir du 2 avril aux Magasins généraux, à Pantin. Une « exposition-résidence » qui montrera, raconte Mégane Brauer, « l'union rendue visible par ce projet ». Là aussi, l'idée est de « créer du droit en prouvant, par les œuvres, qu'on est artiste », explique-t-elle, s'inspirant de la performance Plaidoirie pour une jurisprudence de Patrick Bernier et Olive Martin. Dans ce « laboratoire de recherche artistique, sociale et juridique » qui devrait voir se succéder rencontres et ateliers de propositions, les productions collaboratives réalisées pendant la résidence permettraient ainsi d'ancrer les artistes au lieu, dans lequel seront diffusés les récits de chacun. « S’il n’y pas d’histoires, il n’y a pas d’art », affirme Mégane Brauer. Des histoires laissées volontairement incomplètes : tant qu’elles seront en cours de création, le droit d’auteur pourrait assurer une protection permettant aux cinq jeunes artistes de rester en France. 

Atelier des Artistes en exil, Paris.
Atelier des Artistes en exil, Paris.
Photo Christophe Maout.
Judith Depaule, directrice de l'atelier des Artistes en exil.
Judith Depaule, directrice de l'atelier des Artistes en exil.
Photo Mohamed Abakar.
Abdul-Hadi Yasuev & Cynthia Montier, "karma – shattered reality", 16 novembre 2021, Trois‿a, Toulouse.
Abdul-Hadi Yasuev & Cynthia Montier, "karma – shattered reality", 16 novembre 2021, Trois‿a, Toulouse.


Photo : Jérôme Dupeyrat & Julie Martin.

Abdul-Hadi Yasuev et Cynthia Montier, "Когда речь действует (Quand l’acte fait discours)", février 2022, série d'affiches, documents de travail en tirage limité, produits et déployés à l’invitation de Castel Coucou, Forbach.
Abdul-Hadi Yasuev et Cynthia Montier, "Когда речь действует (Quand l’acte fait discours)", février 2022, série d'affiches, documents de travail en tirage limité, produits et déployés à l’invitation de Castel Coucou, Forbach.
Courtesy Abdul-Hadi Yasuev et Cynthia Montier.
Dessin de Mégane Brauer pour le projet « Uni.e.s par le feu ».
Dessin de Mégane Brauer pour le projet « Uni.e.s par le feu ».
© Mégane Brauer.
Portrait de Mégane Brauer dans son ancien atelier à Triangle - Astérides, Marseille, 2021.
Portrait de Mégane Brauer dans son ancien atelier à Triangle - Astérides, Marseille, 2021.
Photo August photographies.

Article issu de l'édition N°2355