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Politique culturelle

Le World Monuments Fund préoccupé par le changement climatique et par l'Ukraine

Le World Monuments Fund préoccupé par le changement climatique et par l'Ukraine
Vue satellite du convoi militaire russe traversant le nord ouest d'Ivankiv où le musée d'histoire locale aurait été détruit le 27 février.
© AFP.

Tous les deux ans, l'organisme à but non lucratif américain dresse une liste des 25 sites patrimoniaux en danger à travers le monde. La sélection de 2022 est annoncée alors que l'Ukraine voit son héritage culturel menacé par les bombardements russes.

Après le lancement de l'offensive militaire russe le 24 février en Ukraine, une telle liste semble en décalage avec l’actualité. Outre le bilan humain de plus en plus lourd, c'est aussi le patrimoine ukrainien qui est mis en péril par la guerre : le 27 février, le musée d'histoire locale d'Ivankiv, où étaient abritée une série de peintures de l'artiste Maria Primachenko (1909-1997), était détruit par les troupes russes, tandis que mardi, un missile visant une tour de télévision touchait le site commémoratif de l’holocauste Babi Yar, à Kiev. Alarmés par ces attaques, plusieurs dirigeants de musées ukrainiens (le musée d’art de Jytomyr, celui de Soumy ou encore le musée des Antiquités de Tchernihiv) se sont empressés, la semaine dernière, de placer leurs collections sous protection. Dans ce contexte, la campagne bisannuelle World Monuments Watch, menée par l'organisme à but non lucratif américain World Monuments Fund (WMF) et visant à protéger les sites patrimoniaux en péril via des collectes de fonds, cristallise les principales préoccupations de ces deux dernières années (avant que l'escalade du conflit russo-ukrainien ne prenne le dessus) : changement climatique, sous-représentation de certaines communautés, tourisme déséquilibré. Ces menaces concernent de nombreux sites à travers le globe, dont 25 ont été sélectionnés par l'organisme pour leur « importance culturelle extraordinaire et leur rôle vital pour les communautés locales ».

Le changement climatique, premier coupable

Inondations, sécheresse, acidité de la mer... Le changement climatique est responsable de la détérioration de la majorité des sites de la liste. La montée des eaux et les tempêtes de plus en plus fréquentes ont par exemple sapé les fondations du Hurst Castle, fort d'artillerie établi au XVIe siècle par Henri VIII sur la pointe de Hurst dans le Hampshire (Royaume-Uni). Après qu'une aile se soit effondrée en février 2021, la structure a pu être stabilisée en employant 22 000 tonnes de galets et de roches. Le coût des travaux, réalisés par l'organisme à but non lucratif English Heritage, s’élevait à 3 millions de livres sterling. Si cette intervention de secours permettra au site de rouvrir ses portes au public dès avril, des travaux de fond sont quand même à prévoir afin de renforcer les fondations et les adapter à la montée de la mer, qui devrait atteindre 1,50 m durant le siècle à venir. Le WMF attire également l'attention sur le cimetière de Koagannu (Maldives), constitué de 1500 tombes, mausolées et mosquées datant de 1397. Celui-ci pourrait être inondé à la fin de ce siècle – tout comme l'ensemble de l'île. Face à ce pronostic, le WMF estime qu'il est nécessaire de préparer les communautés à l'inévitable, en déterminant des protocoles de sauvegarde appropriés et en documentant les pierres tombales et autres structures historiques.

Respecter le patrimoine des minorités

La valeur patrimoniale de certains sites est parfois sous-estimée, surtout lorsqu'ils représentent des minorités ou populations autochtones. C'est le cas de la Maison du Peuple, érigée en 1965 par l'architecte René Faublée, suite à l'indépendance du Burkina-Faso. Symbole d’une nouvelle ère, ce bâtiment de style brutaliste, rehaussé de multiples références à l'architecture locale, souffre d'un manque d'entretien qui pourrait à terme conduire à sa disparition. La situation est semblable dans la province de Mondulkiri (nord-est du Cambodge), où la communauté indigène bunong voit son territoire menacé par le développement économique (extraction des ressources naturelles, marchandisation des terres...). Dans le même esprit, la question de la mémoire historique est l'un des principaux arguments pour la préservation du Kinchela Aboriginal Boys Training Home (Nouvelle-Galles du Sud, Australie). Le lieu avait accueilli, de 1924 à 1970, 400 à 600 enfants aborigènes enlevés de force à leurs familles dans le cadre de programmes d'assimilation organisés par le gouvernement et l'Église. Un organisme fondé en 2003 par plusieurs de ses anciens membres s'est fixé pour mission de restaurer le lieu afin de le transformer en musée, un enjeu crucial pour sensibiliser les générations à venir sur ce volet douloureux de l'histoire.

Les conséquences du tourisme de masse

Ce n’est pas la première fois que le site archéologique mésoaméricain de Teotihuacán (Mexique), abritant entre autres la pyramide du Soleil, la pyramide de la Lune et le temple de Quetzalcóatl (le serpent à plumes), apparaît sur une liste du WMF. Les peintures murales de Tepantitla et le temple de Quetzalcóatl ont d'ailleurs été restaurés grâce aux campagnes de financement pilotées par l'organisme américain. Si la pandémie et les restrictions de voyage qui s’en sont suivies ont mis un frein temporaire au tourisme de masse, celui-ci a continué de sévir indirectement sur le territoire. Ainsi, 40 % de la surface au sol d'une zone non protégée à l'extérieur du site principal de Tehotihuacán – où sont sûrement ensevelis de précieux vestiges archéologiques – ont été occupés par de nouvelles constructions touristiques. La pression touristique risque en outre de s'accroître avec la construction, à 15 kilomètres, d'un nouvel aéroport. Le WMF souligne la nécessité de travailler sur des modèles de tourisme permettant de générer des avantages sociaux et économiques pour les résidents, et attire en outre l'attention sur la cité maya de Lamanai (Belize), laquelle draine chaque année des milliers de visiteurs (notamment du tourisme de croisière), sans pour autant impliquer de réels bénéfices pour ses habitants.

En Ukraine, le patrimoine menacé

Face à la guerre qui secoue l'Europe de l'Est, le World Monuments Watch a affirmé dans un communiqué « sa profonde inquiétude face à l'aggravation du conflit, aussi bien pour les vies civiles que pour le patrimoine culturel de l'Ukraine, appelant au respect de la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Nous demandons que toutes les précautions soient prises pour protéger des vies et éviter des dommages irréparables au patrimoine culturel de la région. Notre expérience du relèvement post-crise continue de révéler les conséquences durables de la destruction sur les différentes communautés ». L'organisation a soutenu à maintes reprises le patrimoine menacé par la guerre, en incluant par exemple plusieurs sites syriens dans ses listes (un souk du XVIIe siècle à Alep et la forteresse de Qal'at el-Mudiq, au nord-est de Hama, entre autres). Actuellement attaquée par l'armée russe, la ville de Kharkiv possède un musée d'art abritant près de 20]]>000 œuvres d’art, tandis qu'à Kiev, siège de nombreuses églises byzantines ou baroques, le musée des trésors historiques d'Ukraine possède près de 56]]>000 objets, dont ce qui est considéré comme l'une des plus belles collections d'or scythe au monde. L'UNESCO a plaidé pour la « protection du patrimoine culturel ukrainien, sept sites du patrimoine mondial – notamment situés à Lviv et Kiev – à la sauvegarde d’Odessa et Kharkiv, villes membres du réseau des villes créatives de l’UNESCO, ainsi que des archives nationales dont certaines appartenant au registre UNESCO de la Mémoire du Monde, ou bien encore des lieux de mémoire de la tragédie de la Shoah ».

Kinchela Aboriginal Boys Training Home, Nouvelle-Galles du Sud.
Kinchela Aboriginal Boys Training Home, Nouvelle-Galles du Sud.


© Photo Alan Croker/Courtesy World Monuments Fund.

La ville-mosquée de Bagerhat, Bangladesh.
La ville-mosquée de Bagerhat, Bangladesh.
© Courtesy World Monuments Fund.
La Maison du Peuple, Ouagadougou, Burkina Faso.
La Maison du Peuple, Ouagadougou, Burkina Faso.
© Courtesy World Monuments Fund.
Le paysage culturel Bunong, communauté indigène de la province de Mondulkiri, Cambodge.
Le paysage culturel Bunong, communauté indigène de la province de Mondulkiri, Cambodge.
© Photo Catherine Scheer/Courtesy World Monuments Fund.
Le cimetière Koagannu Mosques, Maldives.
Le cimetière Koagannu Mosques, Maldives.
© Photo M Mauroof Jameel/Courtesy World Monuments Fund.
Vue des pyramides de Teotihuacan depuis une montgolfière, Mexique.
Vue des pyramides de Teotihuacan depuis une montgolfière, Mexique.
© Courtesy World Monuments Fund.
Défilé local à Brownsville, Texas pour la sauvegarde du site archéologique de Garcia Pasture, États-Unis.
Défilé local à Brownsville, Texas pour la sauvegarde du site archéologique de Garcia Pasture, États-Unis.
© Photo Rebekah Hinojosa/Courtesy World Monuments Fund.
Des camions de pompiers se tiennent près de la cathédrale de l'Assomption de Kharkiv le 3 mars suite à des bombardements.
Des camions de pompiers se tiennent près de la cathédrale de l'Assomption de Kharkiv le 3 mars suite à des bombardements.
© Photo Sergey Bobok/AFP.

Article issu de l'édition N°2341