Le Quotidien de l'Art

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Guerre en Ukraine : les collectionneurs russes dans le viseur

Guerre en Ukraine : les collectionneurs russes dans le viseur
Paris le 26 février 2022. Rassemblement des Parisiens et de la communauté ukrainienne à Paris sur la place de la République en soutien à l'Ukraine et à la population ukrainienne.
Photo Hans Lucas/AFP.

Alors que la guerre provoquée par le Kremlin continue de faire des victimes en Ukraine, les sanctions se multiplient à l’égard des oligarques russes. Quelles en seraient les conséquences sur le marché de l’art ?

Débutée le 24 février, l’offensive des forces du Kremlin à l’encontre de l’Ukraine ne cesse de s’intensifier sur le terrain : des bombardements continuent de viser la capitale, Kyiv, et des villes comme Kharkiv ou Kherson. Le nombre de victimes civiles ne cesse d’augmenter ainsi que celui de réfugiés venus d’Ukraine qui, selon de dernier bilan de l’ONU, a bondi de près de 200 000 ces 24 dernières heures. Si en France et à l’international, le secteur culturel s’organise pour venir en aide aux personnes exilées (voir le Quotidien de l’Art du 28 février 2022), les sanctions contre la Russie, elles, se durcissent. Exclu de manifestations dont il était habitué – notamment la coupe du monde de football et l’Eurovision – le pays a vu sept de ses banques renvoyées du système financier international Swift. En début de semaine, la Suisse et Monaco se sont joints aux sanctions : rompant sa neutralité historique pour la première fois, la Suisse a indiqué que produits de luxe, biens immobiliers et œuvres d’art seraient bloqués et les actifs stockés dans des entrepôts sous douane. Ainsi, alors que le monde de la finance ferme ses portes à la Russie et que le rouble continue de perdre de la valeur, plusieurs collectionneurs russes millionnaires et milliardaires sont eux aussi visés par des sanctions et leurs avoirs détenus à l’étranger gelés depuis quelques jours.

Les oligarques et le monde de l’art

Depuis le début des années 2000, les collectionneurs russes sont très présents sur le marché de l’art international mais leur force a quelque peu diminué depuis la crise financière de 2008. Par ailleurs, une partie importante de leurs avoirs ne serait pas stockée en Russie mais dans des ports francs en Suisse ou au Luxembourg. Parmi ceux visés par les sanctions de l’Union Européenne, du Royaume-Uni et des Etats-Unis, le président russe Vladimir Poutine lui-même, propriétaire d’une large collection composée de plus de 1000 œuvres d’une valeur estimée entre 357 millions et 1,8 milliards d’euros et issue en partie d’un don de Nina Moleva, dont les avoirs ont été gelés aussitôt qu’il a ordonné l’invasion de l’Ukraine. De même que son ami Boris Rotenberg : le propriétaire de SMP Group (société de construction de gazoducs russes) est visé par les sanctions britanniques. Ce dernier et son frère Arkadi Rotenberg sont les propriétaires d’œuvres de René Magritte et auraient dépensé près de 6 millions d’euros lors d’une vente d’art moderne et impressionniste chez Sotheby’s.

D’autres collectionneurs ne figurent pas sur les listes des personnes sanctionnées mais restent dans le viseur de l’UE et de la Grande-Bretagne. C’est le cas de l’entrepreneur et président de Renova Group Viktor Vekselberg qui avait acheté en 2004 neuf œufs Fabergé pour 100 millions de dollars. Une partie de sa collection est actuellement présentée au Victoria & Albert Museum de Londres. De son côté, l’homme d’affaires, oligarque et multimilliardaire Roman Abramovich (qui vient de vendre le club de football de Chelsea) aurait dépensé en 2008 quelques 86 millions de dollars pour un triptyque de Francis Bacon et 33 millions pour une œuvre de Lucian Freud, tandis que Leonid Mikhelson – propriétaire de la société gazière russe Novatek – a créé la Fondation V-A-C qui promeut l’art russe et a tissé des liens à l'étranger avec des institutions telles que le New Museum de New York ou encore la Tate au Royaume-Uni. En décembre dernier, l’oligarque a ouvert le centre d’art V-A-C à Moscou dans une ancienne centrale électrique. Depuis quelques jours, les démissions d’oligarques russes d’institutions culturelles se suivent : mercredi, l’un des hommes les plus riches de Russie et donateur en 2016 de 250 œuvres d’art russe au Centre Pompidou, Vladimir O. Potanin, annonçait qu’il quittait le conseil d’administration du Guggenheim Museum où il siégeait depuis 2002. Le banquier est également l’un producteurs de nickel les plus importants au monde et aurait fait partie des oligarques ayant rencontré Vladimir Poutine au Kremlin quelques jours après l’offensive en Ukraine. De même pour Petr Aven, parti de la Royal Academy britannique dont il était administrateur : l’homme d’affaires a fait l’objet de sanctions de la part de l’UE et serait l’un des oligarques les plus proches de Poutine. En 2017, il avait apporté son soutien financier à l’exposition « Revolution : Russian Art (1917-1932) » et donné des œuvres de Francis Bacon à la Royal Academy dans le cadre de l’exposition que l’institution consacre actuellement à l’artiste, et qui s'est engagée à les lui restituer.

Quelles conséquences pour le marché de l’art ?

D’aucuns de se demander : quelles conséquences les sanctions à l’encontre de certains collectionneurs russes vont-elle avoir sur le monde et le marché de l’art ? « Il faut désormais faire preuve d’une attention accrue pour déterminer l’origine des fonds et savoir qui se cache derrière une société offshore », déclarait à Artnet News l’avocat Georges Lederman. De leur côté les maisons de vente disent condamner unanimement l’invasion de l’Ukraine et le directeur général de la maison Phillips d’affirmer : « Nous sommes choqués et attristés par les événements tragiques en cours dans la région. Nous appelons fermement à l’arrêt immédiat des hostilités ». Détenue depuis 2008 par les Russes Leonid Friedland et Leonid Strunin (propriétaires de Mercury Group), Phillips avait été rachetée pour près de 60 millions de dollars au commissaire-priseur et marchand suisse Simon de Pury. Aucun des deux actuels propriétaires de Phillips ne figure sur les listes de sanction et si l’identité des collectionneurs habitués à la maison de vente reste confidentielle, la maison de vente a affirmé qu’elle ne ferait pas affaire avec les personnes sanctionnées.

Les bureaux russes de Christie’s sont quant à eux toujours ouverts, mais la maison de vente condamne elle aussi les agissements du Kremlin et affirme avoir fait un don à la Croix Rouge pour venir en aide aux personnes touchées par le conflit. Elle s’engagerait par ailleurs à respecter les lois sur les sanctions et aurait mis en place des processus d’identification et de filtrage stricts de ses clients. Mëme chose chez Sotheby’s qui suivrait de près l’évolution des listes de sanction. Globalement, les maisons de vente ne n'envisagent pas que cette guerre aura des conséquences importantes sur le marché de l’art, qui s’est avéré résistant aux diverses crises traversées ces dernières années. Les galeries sont également nombreuses à réaliser des transactions avec des collectionneurs russes : si aucune ne s’est exprimée sur le sujet pour le moment, la Pace Gallery a annoncé dans un communiqué qu’elle donnerait l’intégralité du produit des ventes réalisées lors d’Art Genève au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui « aide actuellement  660 000 réfugiés à fuir les violences en Ukraine ».

Des policiers arrêtent une femme lors d'une manifestation contre l'invasion de l'Ukraine par la Russie dans le centre de Moscou le 2 mars 2022.
Des policiers arrêtent une femme lors d'une manifestation contre l'invasion de l'Ukraine par la Russie dans le centre de Moscou le 2 mars 2022.
Photo AFP.
Moscou, vue de la Fondation V-A-C, construite à la place d'une centrale électrique mise hors service en 2014.
Moscou, vue de la Fondation V-A-C, construite à la place d'une centrale électrique mise hors service en 2014.
Photo Gleb Leonov.
Le producteur de gaz russe Leonid Mikhelson (à droite) PDG de Novatek, accompgné de Vladimir Poutine et du maire de Moscou Sergei Sobianine visitent le centre d'art GES-2 à Moscou le 1er décembre 2021.
Le producteur de gaz russe Leonid Mikhelson (à droite) PDG de Novatek, accompgné de Vladimir Poutine et du maire de Moscou Sergei Sobianine visitent le centre d'art GES-2 à Moscou le 1er décembre 2021.
Photo AFP.
Prévente aux enchères organisées par Sotheby's au Musée historique de Moscou, 2009.
Prévente aux enchères organisées par Sotheby's au Musée historique de Moscou, 2009.
Alamy/Hemis.fr.
Christie's à Moscou.
Christie's à Moscou.
Alamy/Hemis.fr.

Article issu de l'édition N°2340