« Il faut encore qu'on installe les montants des fenêtres et ensuite ça devrait aller. » Le bureau de Yuliia Vahanova, la directrice du musée Khanenko, en plein cœur de Kyiv, porte encore les stigmates du bombardement. Au mois d’octobre 2022, en pleine nuit, des roquettes russes se sont abattues à proximité du musée. De part et d'autre du parc Chevtchenko, nommé ainsi en référence au fameux poète ukrainien, aujourd'hui symbole de la singularité artistique nationale, la plupart des bâtiments ont été endommagés. Au musée Khanenko, ce sont toutes les vitres donnant sur le parc qui ont explosé. « C'est arrivé pendant la nuit, alors que je dormais. Une collègue m'a appelée, et m'a dit que le musée était touché. C'est une sensation que je ne souhaite à personne... », explique Daria Sukhostavets, en charge de la communication du musée. Quelques mois plus tôt, c'est sa maison de famille, située dans la ville tristement célèbre de Boutcha, qui avait fait les frais de l'envahisseur russe.
Aux quatre coins de l'Ukraine, l'invasion russe du 24 février 2022 a entraîné un bouleversement dans le monde de la culture. Du jour au lendemain, tous les musées du pays ont dû s'atteler à une tâche qu'ils ne pouvaient pas anticiper : emballer, sécuriser et enfin transporter en lieu sûr les milliers de pièces de leurs collections, avant qu'elles ne soient pillées ou détruites. « Même dans nos pires cauchemars, on n’arrive pas à se projeter dans ce genre de scénario, reconnaît la directrice du musée Khanenko. Il a fallu aller vite et improviser. » Au total, les 25 000 œuvres du musée, en majorité antiques, d'Europe et d'Asie, ont été transportées dans un endroit tenu secret, à l'ouest du pays. « Ça a été un vrai défi, porteur pour le musée de nombreuses questions philosophiques, poursuit Yuliia Vahanova. Nous avions à choisir quelles œuvres préserver en priorité, à n'importe quel prix. Mais comment choisit-on ? Les œuvres les plus importantes pour le musée, la ville, le pays ou le patrimoine artistique en général ? »
« Il faut bien s'adapter »
Pour rejoindre le musée national d'art d'Ukraine (NAMU), situé à proximité de la place Maïdan, il faut passer par une petite porte de service à l'arrière du vaste bâtiment. Celle-ci jouxte un checkpoint de l'armée, avec ses sacs de sable, ses obstacles métalliques antichars et ses militaires qui contrôlent les allées et venues des automobilistes. « C'est sûr que ça n'est pas idéal pour un musée, mais il faut bien s'adapter. Notre localisation sensible ne nous permet d'être ouverts que le week-end », explique sa directrice, Oksana Barshynova. Dans le plus vieux musée de Kyiv, fondé en 1899, il a fallu improviser. La collection permanente, composée de 10 000 pièces, ainsi que le fonds, environ 40 000 œuvres au total, ont été mis en lieu sûr. Malgré tout, en cette fin d'après-midi de mars, alors qu'une énième sirène anti-bombardement aérien résonne dans la capitale, le musée s'apprête à vernir une nouvelle exposition. Au premier étage, deux des trois salles abritant une partie de la collection permanente ont été mises à disposition pour une exposition collective de jeunes artistes ukrainiens. Dans la troisième salle, restée vide, les cartels des œuvres de la collection permanente sont restés fixés au mur, en attente.
« Pour la plupart de ces jeunes artistes, c'est leur première exposition, se réjouit Oksana Barshynova, en s'arrêtant devant une toile d'Alexey Kondakov, un artiste surréaliste de Kyiv, qui superpose des figures d’œuvres d'art classiques dans des scènes quotidiennes de la vie moderne ukrainienne – ici un métro de la capitale. Même si on ne peut plus voir les chefs-d’œuvre de nos grands peintres classiques, nous avons besoin de poursuivre le dialogue avec les artistes. Le public aussi. Les artistes ont quelque chose à nous dire aujourd'hui, pas seulement sur la guerre. Ils redéfinissent ce qu’est un musée, ce qu'est le vide. Ils ouvrent une nouvelle porte en ces temps incertains. »
Le musée Khanenko a fait un choix similaire. « Nous avons dû renouveler notre regard sur le musée. On s'est mis à la place des fondateurs, Bogdan et Varvara Khanenko, en 1919. Eux aussi se sont retrouvés dans un musée vide lorsqu'ils l'ont fondé », explique Yuliia Vahanova. Régulièrement, le musée fait appel à des artistes contemporains pour prendre possession des salles d'exposition désespérément vides. Un parti pris qui n'allait pas de soi dans ce musée consacré aux arts classiques. « Les artistes ne sont pas choisis au hasard. Nous gardons toujours un lien avec la collection permanente », poursuit la directrice. Dans l'espace consacré aux œuvres asiatiques, le musée expose actuellement la série de l'artiste ukrainien Dmytro Kupriyan, « 36 vues de Hoverla », plus haute montagne ukrainienne située dans les Carpates. Une série de photomontages ironiques, librement inspirés du chef-d'œuvre Trente-six vues du mont Fuji de Hokusai. L'artiste s'est porté volontaire au sein de l'armée ukrainienne et combat actuellement sur le front du Donbass.
Le musée Khanenko a introduit une autre nouveauté depuis sa réouverture au printemps 2022. Tous les 15 jours, un commissaire d'exposition sélectionne une œuvre de ses collections, qui est exposée pendant une journée avec une présentation et une conférence dédiées. « Cela permet de faire vivre certaines de nos œuvres sans risquer de les mettre en danger plus d'une journée, explique Yuliia Vahanova. La plupart des pièces provenant du fonds n'ont jamais été montrées au public auparavant. On a une attention et un regard différents quand on vient pour une œuvre unique. »
Engouement international
Si les musées ukrainiens rencontrent toutes les peines du monde à exposer leurs œuvres chez eux, jamais cela n'a été aussi simple en dehors des frontières. L'engouement en Europe et aux États-Unis, notamment autour des grandes figures de l'art ukrainien, n'a jamais été aussi fort que depuis le début de l'invasion russe. Au NAMU, on ne compte plus les expositions à l'internationale. Les chefs-d’œuvre du musée sont actuellement exposés au palais du Belvédère, à Vienne, dans une rétrospective consacrée à l'art moderne ukrainien de la première partie du XXe siècle. D'autres expositions ont lieu à Vienne, à Dublin, en Égypte, et bientôt à Bruxelles. « L'un de nos rôles principaux aujourd’hui est la promotion de l'art ukrainien, considère Oksana Barshynova. Il n'y a jamais eu autant d'expositions à l'étranger depuis l’indépendance de l'Ukraine dans les années 1990. »
Une revanche pour cette institution qui a toujours souffert de la présence du voisin russe. Créé à la fin du XIXe siècle par des collectionneurs, le NAMU a immédiatement incarné un lieu évoquant l'Ukraine, son patrimoine, sa culture et sa mémoire. Une idée qui s'est matérialisée pendant la brève première indépendance de l'Ukraine à partir de 1917, jusqu'à ce que Staline mette le pays au pas en 1922. La doctrine du réalisme socialiste, instaurée à partir des années 1930, et qui considérait que les œuvres artistiques devaient refléter les valeurs du communisme, est venue mettre un nouveau coup au patrimoine artistique ukrainien.
« Pendant toute la période soviétique, le musée était une sorte de showcase de l'art ukrainien. Régulièrement, le régime en changeait la définition. Les œuvres et les artistes qui ne plaisaient pas au pouvoir étaient relégués dans ce qu'ils appelaient le ''fonds spécial'' et on ne les revoyait jamais », explique Oksana Barshynova. Les œuvres d'artistes comme Mykhaïlo Boïtchouk (1882-1937), fer de lance de l'école du monumentalisme ukrainien, furent interdites. Il finira fusillé avec son épouse pour activités contre-révolutionnaires.
Front culturel
À l'instar de l'ensemble de la société ukrainienne, le monde de la culture n'échappe pas à l'élan de mobilisation patriotique qui a succédé à l'invasion russe. Le musée national des arts décoratifs populaires, situé en plein cœur de l'impressionnant monastère orthodoxe Laure des Grottes, affiche la couleur dès l'entrée. Sur l'un des murs trône un drapeau ukrainien encadré, signé par l'ancien commandant en chef des forces armées d'Ukraine, Valeri Zaloujny, l'un des principaux artisans de la contre-offensive ukrainienne. « C'est une de nos grandes fiertés, on se prend souvent en photo devant », se réjouit Olha Frasyniuk, directrice adjointe du musée. « Nos soldats se battent sur le front et nous avons le sentiment de faire aussi notre devoir patriotique en gardant notre musée ouvert », ajoute la directrice Ludmyla Strokova.
Le musée abrite la plus importante collection d'art populaire ukrainien. On y trouve des broderies caractéristiques de l'ouest du pays, des céramiques, porcelaines, peintures... En tout, 80 000 pièces ont été mises à l'abri « en attendant la victoire ». Depuis la réouverture du musée, en juin 2022, les expositions s’enchaînent. Certes, la collection permanente a été démantelée, mais l'équipe du musée parvient à faire vivre une partie du fonds avec des petites expositions ponctuelles d'artistes contemporains. À la faveur du sursaut patriotique du pays, de nombreux habitants se sont réapproprié les codes traditionnels de l'artisanat ukrainien. Le président Volodymyr Zelensky lui-même arbore régulièrement la vychyvanka, chemise brodée traditionnelle, tandis que le musée rencontre paradoxalement un succès nouveau depuis l'invasion russe.
« Depuis la réouverture, nous avons déjà organisé 36 petites expositions », se réjouit Olha Frasyniuk, qui se souvient avec émotion de la première organisée par le musée à sa réouverture. « Nous avons reçu les visiteurs dans une petite salle sans fenêtres, afin de conserver un niveau de sécurité optimale en cas de bombardement. Beaucoup de gens sont venus. Nous avons alors réalisé que nous avions eu raison de rouvrir », se souvient-elle en déambulant dans la salle principale du musée, désormais vide. « Dans des temps aussi difficiles, les gens ont besoin de se retrouver, de voir quelque chose de beau, qui leur fasse oublier le quotidien morose. C'était un moment très émouvant. »