S'inscrivant dans un courant artistique où figurent les noms de David Reed et Michael Staniak, Stéphane Trois Carrés explore depuis les années 2000 le rapport entre le réel et le virtuel, entre l'objet physique tendu sur son châssis et sa représentation immatérielle sur un écran, étayant ainsi les propos de l'historien de l'art Alex Bacon, qui écrit: « La problématique de la peinture aujourd'hui n'est pas l'exploration de l'espace pictural, mais plutôt l'affrontement entre l'objet et l'image [1]. »
Pour mettre en évidence la dualité de la peinture, désormais tiraillée entre objet plastique et image numérique, Stéphane Trois Carrés alterne différentes techniques : il prend une photo d'une peinture très sommaire qu'il a réalisée, photo à laquelle il fait subir un traitement numérique. Il imprime la photo sur un support sur lequel il dessine ou peint, produisant ainsi un résultat mi-analogique et mi-numérique qu'il continue à retravailler avec le même procédé. À l'inverse des artistes post-modernes comme Sherrie Levine qui s'appropriaient les œuvres d'autrui, il s'approprie son propre travail, procédant couche par couche, et effectuant des mises en abyme. Ce faisant, il superpose des éléments réalisés à des moments différents – la réalisation d'une œuvre pouvant s'étaler sur une année ou deux. Ce procédé additif lui permet de donner un effet de profondeur bien plus marqué qu'un tableau réalisé d'un seul trait. Comment construire un univers qui ne s'effondre pas en deux jours 02 (2012), par exemple, nous projette dans un plan lointain vertigineux, qui fait appel à la perspective, en évoquant une image virtuelle en 3D.
En plus de ses tableaux d'une pièce, Stéphane Trois Carrés réalise des polyptyques constitués d'éléments analogiques et numériques adjacents. La vallée de l'étrange (2019) rassemble cinq œuvres : celles aux deux extrémités sont peintes à la main et sont différentes, alors que les trois autres sont des « intermédiaires », des impressions numériques dont chacune constitue une étape transitionnelle entre la première et la dernière, présentant ainsi un véritable morphing en trois étapes. La vallée de l'étrange, dont le titre renvoie au terme proposé par le roboticien Masahiro Mori pour désigner l'appréhension ressentie lorsqu'un robot dépasse un certain degré de ressemblance par rapport à un être humain, fait apparaître ainsi les réalités intermédiaires immatérielles qui comblent l'écart entre deux peintures, ce qui éveille chez le spectateur un sentiment d'étrangeté proche de celui décrit par Masahiro Mori. Les sculptures imprimées en 3D que réalise l'artiste sont, elles aussi, troublantes, paraissant irréelles, fantomatiques ou insaisissables. Pour Olivier Zeitoun, les œuvres imprimées en 3D évoquent « un élément absent, comme si le temps de leur conception ou une partie de leur matérialité venait à se dérober [...] et révèlent les possibilités esthétiques de l'impression 3D, moment clef dans une convergence entre matière physique et computationnelle [2] ».
Cependant, Stéphane Trois Carrés propose une autre lecture de son œuvre, non plus d'ordre esthétique ou artistique mais mathématique. Il invoque Alan Turing, selon lequel tout objet peut être discrétisé ou numérisé, et donc exprimé en éléments d'information, pour expliquer pourquoi et comment son travail va de la peinture, pratique analogique, au numérique, tout en opérant un va-et-vient entre les deux. Sa relation avec les mathématiques se poursuit au niveau des lignes et des formes aux couleurs intenses disséminées sur les surfaces de ses tableaux. Ces formes s'inspirent du travail du mathématicien René Thom, de ses sept catastrophes élémentaires, comme « le pli » ou « la queue d'aronde ». Le résultat, pour des non-initiés, évoque le graffiti, ou les peintures à couches multiples de peintres contemporains comme André Butzer ou Albert Oehlen. De même, les œuvres intermédiaires de Stéphane Trois Carrés, qui font apparaître une continuité entre deux tableaux distincts, évoquent les nombres réels se trouvant entre deux nombres entiers. L'utilisation des mathématiques comme grille d'interprétation de ses tableaux n'est en rien fortuite, et permet à Stéphane Trois Carrés de souligner que ce sont les mathématiques qui sous-tendent l'aventure du numérique. Il cite Leibniz comme précurseur de la discrétisation, tout en attirant l'attention sur les travaux de Gauss ou de Riemann.
Le phénomène de discrétisation/numérisation a non seulement rapproché la peinture et l'image, mais a aussi introduit les notions de connectivité et de mise en réseau, permettant par exemple la circulation d'une image numérique vers un plus grand nombre de spectateurs. C'est dans cette optique de mise en relation que s'inscrivent les trames de Stéphane Trois Carrés, des grilles en carton avec des motifs géométriques irréguliers ou ondulants qui évoquent les matrices de pixels utilisées dans la photographie numérique, et lui servent à relier des tableaux. Par exemple, une trame peut être placée dans le vide entre deux tableaux, devenant un « intermédiaire », cette fois tenu à la main. Elle sert aussi d'outil de visualisation, une sorte de lorgnette à porter aux yeux dont l'artiste se sert pour regarder des tableaux dans un musée, dans un geste performatif qu'il prend en photo. Ce procédé lui permet de découper et donc de discrétiser ce qu'il voit dans le musée sans recours à l'informatique, et ceci selon sa propre grille de lecture – car il peut changer ou personnaliser en continu la position de sa trame et, partant, la vision de l'histoire de l'art présentée par le musée. Enfin, la trame lui permet de démultiplier le principe de l'exploration de l'entre-deux : alors que ses peintures et polyptyques oscillent entre l'analogique et le numérique, ou comblent l'espace entre deux tableaux, les trames permettent de visualiser plusieurs tableaux de différents artistes d'une seule visée – à l'image de Le Grand Verre (1915-23) de Marcel Duchamp, dont la transparence rend visible les œuvres qui l'entourent, tout en remplissant les vides qui les séparent.
Rappelant le principe de La Bibliothèque de Babel (1941), où Jorge Luis Borges a décrit l'idée d'une bibliothèque contenant un nombre gigantesque de livres tous différents, la peinture de Stéphane Trois Carrés pose aussi la possibilité d'un nombre immense de variantes – que ce soit par le nombre des couches de ses peintures, par le nombre d'« intermédiaires » entre ses tableaux, ou par les différentes positions dans l'espace que pourrait occuper chaque trame.
Il évoque à cet égard la théorie des mondes possibles, qui dans son travail devient un outil pour exprimer les multiples nuances qui permettent de relier l'analogique au numérique ou une peinture à une autre – un tableau étant un ensemble fini d'informations, qui, grâce aux possibilités du morphing, peut être mis en relation avec tout autre. Valorisant la connectivité et la mise en relation aux dépens de l'autonomie, et la virtualité et la potentialité aux dépens de la réalité, le peintre Stéphane Trois Carrés relève le défi du numérique.
[1] Alex Bacon, « Surface, Image, Reception : Painting in a Digital Age », Rhizome, 24 mai 2016, trad. R. Khazam, https://rhizome.org/editorial/2016/may/24/surface-image-reception-painting-in-a-digital-age/, consulté le 10 octobre 2020.
[2] Olivier Zeitoun, « Matière à penser: Création artistique et fabrication additive », dans Marie-Ange Brayer (dir.), Imprimer le Monde, Editions du Centre Pompidou, 2017, p. 94.
Rahma Khazam
Rahma Khazam est critique et historienne de l'art, et chercheuse affiliée à l'Institut ACTE Sorbonne Paris 1. Elle participe à des conférences internationales sur l'art et l'esthétique et publie des textes dans des catalogues d'exposition, des revues et des ouvrages collectifs. En 2017, elle a remporté le prix AICA France de la critique d'art, et a dirigé par la suite l’ouvrage Une poétique pragmatiste (Les presses du réel, 2018).
Expositions en cours
Festival Accès, « la CHOSE mentale », Centre d'art le bel Ordinaire, Pau, jusqu'au 23 novembre 2021.
« Libres Figurations Années 80 », à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais, en association avec le Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture, jusqu'au 2 janvier 2022.