Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Bertrand Rigaux, sens dessus dessous

Bertrand Rigaux, sens dessus dessous
Bertrand Rigaux.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.

Il est primordial pour un artiste de disposer d’un texte critique de qualité sur son travail. C'est le souhait d'encourager ce format d'écriture qui est à l'origine des bourses Ekphrasis, lancées par l'ADAGP en association avec l’AICA France et le Quotidien de l’Art : elles ont pour objet de mettre en relation 10 artistes avec autant de critiques. Les textes des 10 lauréats de cette première édition (dotés chacun de 2000 euros, couvrant la rédaction du texte et sa traduction) seront publiés au long de l'année dans le Quotidien de l'Art, au rythme d'un par mois. Dans cette neuvième livraison, Éric Suchère se penche sur le travail de Bertrand Rigaux.

À mi-chemin entre poésie et art contemporain, Bertrand Rigaux écrit des textes auxquels il donne des incarnations multiples en les sortant de la page : performances, inscriptions murales, pièces sonores… viennent augmenter, amplifier ou faire dériver la matrice textuelle.

Les premières œuvres de Bertrand Rigaux sont des vidéos simples, des plans fixes, dans l’inaction où il se passe à peine quelque chose, dans le silence, dans la focalisation sur, comme une dormeuse dans l’herbe, par exemple (Dormeuse, 2003). Dans Le Cours des cours (2008), le dispositif technique s’est complexifié, mais l’objectif reste identique. Ce qui est montré est tout aussi simple : une circulation, celle des cours inverses de l’eau et des nuages séparés par une berge, « nymphéas » contemporains à tendance hypnotique. Le regardeur ceinturé par la projection est englouti dans l’image, en son centre, comme par un siphon.

Dans Monotonies doubles (2012), une double vidéo propose un travelling sur un paysage qui se déroule sans cesse dans la répétition du même. Dans Variations (2012), un faisceau lumineux rectangulaire au format d’un écran se rétrécit de bas en haut jusqu’au noir total avant de se reconstituer. Dans L’Éccéité(2014), des pingouins regardent un ciel où flotte une figure géométrique. Dans ces trois cas, les images ne disent rien, n’expliquent pas. Leur visibilité est leur seule condition comme dans Un objet à l’infini déclinaisons (2017) où une caméra fixée à un ballon sonde filme la modulation du bleu ciel au bleu nuit, ciel que l’on sera incapable d’identifier et qui n’est plus qu’un monochrome évoluant sur une durée de deux à trois heures.

Parallèlement aux vidéos, Bertrand Rigaux réalise des objets énigmatiques comme dans Les Lendemains (2011), carottage dans une boule de cristal évidemment transparente où, donc, tout est visible et l’opération rendue à son absurdité. Il y a, parfois, des hybridations. Ainsi, [soleol+][soleol-] (2008) où la lumière d’un vidéoprojecteur met en mouvement un radiomètre de Crookes placé devant l’image, mouvement qui détermine, via un capteur, la vitesse de défilement de l’image qui modifie l’intensité lumineuse du vidéoprojecteur qui lui-même… etc. Le dispositif rend perceptible la lumière d’une image, son rayonnement électromagnétique tout en faisant en sorte que celui-ci modifie l’image comme il est question d’une double circulation, celui des ailettes sous vide qui semblent bouger sous l’action d’un vent inexistant comme celui des nuages sous un vent que nous ne ressentons pas. Il nous revient de passer métaphoriquement de l’un à l’autre dans ce petit théâtre optico-scientifique. Cet intérêt pour la science se retrouve dans Y (2013), photographie qui tente de fixer la nature ondulatoire de lumière, c’est-à-dire de saisir en une image ce qu’elle est vraiment même si le résultat ni n’explique, ni ne montre le phénomène, mais en constitue une évocation que l’on pourrait appeler poétique si l’adjectif n’était pas galvaudé.

Depuis 2014, Bertrand Rigaux privilégie l’écriture dans sa pratique plastique. S’il y a un changement radical de médium, les processus utilisés (répétition, autotélisme, transposition et hybridation) perdurent. Le texte est  écrit sans forcément être projeté dans un médium spécifique. Chaque texte est produit généralement à partir du texte d’un autre qui sert de matrice et dont il dérive, puis il trouve une incarnation en diverses propositions : inscription murale, livre, pièce sonore ou performance. On pourrait dire qu’il y a d’abord une stratégie textuelle (comment produire du texte à partir d’un autre texte) puis la création d’un dispositif (comment le texte trouve une forme plastique) en fonction d’une situation.

Le texte en sortant de la page – dans une économie de moyens et grande légèreté matérielle – n’est pas tout à fait le même. Il y a déplacement, bien sûr, et amplification, par celui-ci, des éléments de la stratégie scripturale. Ainsi, Monochrone A (2014) se compose d’une feuille A4, pliée en quatre puis dépliée et scotchée sur un mur sur lequel ont été tracés deux traits qui se croisent perpendiculairement en prolongeant les pliures de la feuille. L’horizontale se réfère à une coordonnée spatiale, la verticale à une coordonnée temporelle mais aucune graduation ne leur donne une quelconque utilité. Sur la feuille, en quatre compartiments donnés par la pliure, se trouve le texte suivant : « un jour une nuit / repliés en quatre / sans durée pour nous / dépliés ici ». Si les trois dernières propositions renvoient littéralement à ce que nous voyons – et ne peuvent donc exister que sous cette forme plastique –, la première fait dériver cette littéralité, la gauchit, tout en impliquant une possibilité d’existence de ce jour et de cette nuit – puisque les trois autres éléments sont visibles –, mais aussi leur virtualité et leur abstraction dans ce poème visuel. Les mots qui sont écrits mais ne sont pas représentés deviennent les figures d’une pure présence ne renvoyant à rien d’autre que leur inscription – abstraction renforcée par l’usage des articles indéfinis.

Oraison f (2017) est un texte écrit à la main et distribué en cinq fs justifiées à gauche sur le mur d’une chapelle. Le texte se déroule comme sur cinq pages virtuelles, séquence par séquence, dans une imitation gauchie d’un écriture mécanique en linéale – famille de police sans empattement, directe, simple et aux connotations modernistes. Il y a, à la fois, présence et neutralisation de l’écriture autographe, présence et disparition de la page.

Le texte dérive de l’idée de temps chez le philosophe John McTaggart. Selon ce dernier, il y a deux temporalités, la série A selon laquelle les événements sont futurs, présents ou passés et la série B selon laquelle les événements sont postérieurs ou antérieurs les uns aux autres. Dans la première série, tout change en permanence, tandis que dans la deuxième rien ne change – comme un événement antérieur à un autre le reste en permanence. Si le texte de Bertrand Rigaux, assez énigmatique, s’éclaire ainsi par la connaissance de sa source, celle-ci n’est pas donnée au regardeur. Mais ce n’est pas tant l’éclairage du sens qui importe que le balancement permanent entre celui-ci et sa disparition dans une écriture qui met en place un problème de logique et qui finit, par ses permutations, manques et ellipses, par se déliter et former une ritournelle abstraite jusqu’à sa conclusion anagrammatique (« l’oraison f des floraisons ») renvoyant à une autre possibilité de lecture, insistant sur le déplacement des lettres et leur positionnement spatial antérieures et postérieures et évoquant, ainsi, à la série B de McTaggart.

Dans Les Noces (2018), une comptine enfantine devient un jeu de permutation. Les cinq enfants de la comptine deviennent cinq lettres. La couleur de leur vêtement donne la couleur des blocs de texte répétés cinq fois sur le mur, dont une fois avec des lettres blanches sur le fond blanc du mur. Là encore, il s’agit de pousser un texte vers une abstraction et d’exposer, de le rendre visible littéralement pour produire une lecture différentiée de celui-ci par son existence plastique.

Dans d’autres œuvres, Bertrand Rigaux insiste sur la matérialité du texte comme dans Taarnirmik unnuangujjutiqanngimmat (2019) où le texte imprimé au dos d’un verre dépoli était ainsi flouté ; ou dans Penser tirer (2019), pages d’un livre annoté par une main anonyme où le texte central est oblitéré et où ne sont visibles que les signes et notations en marge, processus de pensée visualisé indéchiffrable, partition graphique comme enregistrement abstrait de l’acte de lecture. Dans Tou (2020), où une partie d’un mot est remplacé par un sifflement, Bertrand Rigaux provoque une suspension humoristique du sens par la valeur purement musicale du langage. Cui cui (2020) mêle tentative aristophano-joycienne d’écriture onomatopéique des cris d’oiseaux dans différents langages et descriptions anthropologiques vidées de leur sens par la répétition et la permutation.

Le texte, chez Bertrand Rigaux, est, ainsi, doublement matière. Matière d’une proposition plastique, sonore, performative… et matière ductile manipulée dans tous les sens, du sens au son, du son au sens, d’une organisation logique à son dérèglement et dans une contamination permanente d’un champ sur l’autre.

Bertrand Rigaux, "Ce qui est est", 2015, performance à L’Amour Bagnolet.
Bertrand Rigaux, "Ce qui est est", 2015, performance à L’Amour Bagnolet.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Bertrand Rigaux, "Les Noces", 2017, poèmes en cinq couleurs, X25, galerie des grands bains douches de la plaine, Marseille.
Bertrand Rigaux, "Les Noces", 2017, poèmes en cinq couleurs, X25, galerie des grands bains douches de la plaine, Marseille.


Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.

Bertrand Rigaux, "Penser tirer" (détail), 2019.
Bertrand Rigaux, "Penser tirer" (détail), 2019.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Bertrand Rigaux, "Tenochtitlán", 2021, boite peinte, poème.
Bertrand Rigaux, "Tenochtitlán", 2021, boite peinte, poème.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Bertrand Rigaux, "Un Objet à l'infini de déclinaison", 2016, vidéo-projection, réalisée avec l'Observatoire de l'Espace, le laboratoire culturel du CNES.
Bertrand Rigaux, "Un Objet à l'infini de déclinaison", 2016, vidéo-projection, réalisée avec l'Observatoire de l'Espace, le laboratoire culturel du CNES.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Bertrand Rigaux, "Oraison f", vue d'exposition, l'art dans les chapelles, 2017.
Bertrand Rigaux, "Oraison f", vue d'exposition, l'art dans les chapelles, 2017.
Photo Aurélien Môle/Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Éric Suchère.
Éric Suchère.
Photo Florence Chevallier.
Bertrand Rigaux, "Penser tirer" (détail), 2019.
Bertrand Rigaux, "Penser tirer" (détail), 2019.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.
Bertrand Rigaux, "Oraison f", vue d'exposition, l'art dans les chapelles, 2017.
Bertrand Rigaux, "Oraison f", vue d'exposition, l'art dans les chapelles, 2017.
Bertrand Rigaux/Adagp, Paris 2021.

Article issu de l'édition N°2251