Comment Le Paris Noir a-t-il vu le jour ?
Plusieurs choses m’ont incité à lancer Le Paris Noir. Je suis né en Martinique, j’y ai grandi. Au début des années 2010, j’habitais à Paris, et je me demandais ce que je faisais ici. Devenu guide en 2011 (puis guide-conférencier en 2017), je me suis pris de passion pour l’histoire de Paris. Mais j’étais frustré parce que j’avais l’impression, lors de mes visites, que je devais éviter certains sujets, alors que les touristes étrangers étaient intrigués par certaines questions, comme : « Pourquoi y a-t-il autant de Noirs à Paris ? »
On vous pose souvent la question ?
C’est une question que les étrangers posent en toute naïveté, en mettant un peu les pieds dans le plat... Pour un Français, c’est plus chargé, on ne demande pas ça, quelle que soit l’intention derrière. Il y a un grand décalage, sauf avec les Américains, notamment blancs, qui sont plus prudents avant d’aborder les sujets de race, car ils sont plus sensibilisés aux micro-agressions que subissent les personnes noires. Quand j’ai commencé en 2013 à faire des balades sur la vie des hommes et femmes noires à Paris, je me suis rendu compte que la plupart des guides qui abordaient cette histoire étaient américains, et que leurs visites portaient principalement sur la célébration des grandes personnalités noires américaines aux histoires incroyables. C’est important, mais le passé colonial français et l’immigration n’étaient presque pas évoqués. J’ai donc décidé d’inclure ces aspects. Le projet a débuté comme ça, et a grandi petit à petit. Et puis le Covid, avec les restrictions dans l’espace public, a bouleversé les choses. En 2021 j’ai lancé un podcast, Dans la bibliothèque du Paris Noir : ce sont des conversations avec des experts sur des livres liés à l’histoire de l’esclavage, la colonisation, etc., en partenariat avec la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, avec laquelle nous travaillons à de la vulgarisation.
Les sujets des visites sont-ils toujours liés à Paris ? Il y a beaucoup de choses à raconter également sur l’histoire noire à Nantes, Bordeaux, Marseille...
Il m’arrive souvent de parler d’événements hors de Paris, comme la révolte de Saint-Domingue en 1791. Au sujet de Bordeaux et Nantes, qui sont des villes marquées par l’esclavagisme, il y a déjà des associations, des guides sur place qui évoquent ces sujets (comme à Bruxelles, aux États-Unis, au Brésil...). À Marseille, Mariam Benbakkar a lancé des visites, Marseille Coloniale. Je reste à Paris, car c’est le territoire que je maîtrise. Et puis la France est un pays très centralisé, donc c’est facile de tirer des liens vers le reste du pays.
Et quelles en sont les limites chronologiques ?
Le plus ancien personnage que je présente est Mademoiselle de Nantes, Louise-Françoise de Bourbon, fille de Louis XIV. Ma nouvelle visite commence derrière l’Assemblée nationale, au Palais Bourbon, qui a été construit pour elle dans les années 1720. À ce moment-là, dans les peintures de cour, on commence à voir des Noirs apparaître : dans un portrait daté de 1690, elle est représentée avec sa sœur. Entre elles, il y a un jeune homme noir, dont on ne sait rien. Mais l’image montre ce moment où l’esclavage commence à se développer dans les colonies françaises, avec des planteurs qui ramènent des personnes esclavagisées en métropole, malgré l’interdiction : la loi dit alors que le sol de France est libre, donc en théorie, un esclave qui y pose le pied est affranchi. Cela va changer au cours du XVIIIe siècle, mais de manière générale, beaucoup ne respectent pas la loi, ou ont des passe-droits. Thomas Jefferson, par exemple, qui est ambassadeur des États-Unis à Paris, vient avec des esclaves de sa propre plantation en Virginie. Cela permet d’évoquer aussi le Code noir de 1685 (ordonnance de Louis XIV, rédigée par Colbert, qui régit l’esclavage, notamment en matière de droits, mais aussi de confiscations, châtiments corporels et peine de mort, ndlr).
On peut imaginer que ce type de sujet provoque des réactions dans l’auditoire.
Ces sujets ont été très politisés ces dernières années. Certains voient dans le Code noir une forme d’humanité, d’autres trouvent cela horrible. J’ai eu une conversation à ce sujet avec un guide de la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, où il fut appliqué : selon lui, le code a protégé les populations africaines-américaines, car il interdisait de séparer les familles, permettant de préserver une culture africaine. C’est le type de question qu’on me pose lors des visites, ce qui m’oblige à me documenter, à en parler à des chercheurs et des historiens qui exposent les différents avis dans le podcast, ce qui vient nourrir mes visites en retour. Les choses s’alimentent les unes les autres. Et je cite toujours mes sources, car on me demande souvent : « D’où savez-vous cela ? »
La période couverte court jusqu’à aujourd’hui ?
Je vais jusqu’à la fin du XXe siècle. Mais je parle souvent de l’actualité, notamment avec les étudiants, car ce sont des visites en petits groupes, avec de vraies discussions lors desquelles ils et elles évoquent leur expérience. Je travaille beaucoup avec des universités américaines, dont les étudiants viennent passer quelques mois à Paris. Ils arrivent, avec en tête les récits qu’ont faits les intellectuels noirs américains d’une certaine liberté à Paris, en imaginant que la France est une terre de tolérance, et constatent que ça n’est pas le cas. Donc, on discute de l’actualité politique française. C’est aussi intéressant de parler avec des étrangers des mots qu’on utilise dans un pays comme la France, où on a beaucoup de réticences à utiliser le mot de « race ».
Quels sont les publics de ces visites ?
C’est très varié. Pour les visites privées, celle de la Rive gauche est la plus plébiscitée, pour Saint-Germain-des-Prés, les écrivains, les personnalités politiques, le jazz (que j’aborde plutôt du côté de Pigalle)... Et, au jardin du Luxembourg, le mémorial de l’abolition de l’esclavage, qui permet d’aborder la politique mémorielle dans la capitale. Les Britanniques, les Américains ou les Hollandais peuvent faire des parallèles avec ce qui existe chez eux. La visite Rive droite évoque beaucoup plus un Paris populaire : on passe par Château d’Eau, la rue Fontaine avec la plaque en hommage à Joséphine Baker, le Moulin Rouge, Pigalle et l’arrivée des musiciens et des danseurs africains-américains pendant la Première Guerre mondiale, Montmartre pour parler des peintres du début du XXe siècle, puis Château Rouge. Des quartiers aujourd’hui très différenciés. Le 18e arrondissement est intéressant de ce point de vue là, pour voir comment Noirs et Blancs coexistent. L’événement le plus récent que j’aborde, c’est l’expulsion des familles de sans-papiers de l’église Saint-Bernard de la Chapelle, à la Goutte-d’Or, en 1996. Ça permet de parler de la question de l’immigration dans le quartier, et d’une forme de criminalisation de l’immigration, qui nous paraît naturelle aujourd’hui, mais est relativement récente. Et aussi, du fait que le quartier a toujours été stigmatisé : je fais un lien, par exemple, avec le roman L’Assommoir de Zola, dans lequel l’écrivain évoque un coupe-gorge, alors qu’en 1870, il n’y avait pas de Noirs ni d’Arabes… Mais c’est toujours le dernier arrivé qu’on blâme. Et on finit à Château Rouge, pour parler des sapeurs des années 1980-1990, avec la boutique du Bachelor, le grand sapeur congolais de Paris. Beaucoup d’afrodescendants me disent qu’aller à Château Rouge leur rappelle des souvenirs d’enfance, quand ils ou elles allaient, avec une mère ou une tante, acheter des produits alimentaires qu’ils ne trouvaient pas ailleurs, se faire coiffer... Les touristes étrangers sont surpris par ce quartier noir, car l’image de Paris, c’est majoritairement une image de luxe et de glamour à la Emily in Paris. Mais il y a maintenant une certaine hype Château Rouge, dans la mode principalement, mais aussi des petits restaurants, des cafés, librairies.
Ces quartiers changent très vite. À quel rythme faites-vous évoluer vos contenus ?
Souvent, d'abord parce que sinon je m’ennuierais. Et puis j’ai réduit la longueur des parcours pour laisser plus de place à l’information et à la discussion. Dans la dernière visite, qui s’intitule « La Seine Noire », j’insiste vraiment pour avoir l’avis des visiteurs, par exemple sur la question très actuelle des statues dans l’espace public, en passant par exemple devant la statue de Thomas Jefferson, face à la passerelle Leopold Sedar Senghor. Chacun arrive avec un bagage différent. Parfois, il y a des réactions passionnées entre visiteurs. L’idée est de nourrir le débat.

Faces Cachées éditions.

GARDEL Bertrand / hemis.fr.

NICOLAS MESSYASZ/SIPA.

AFP

DR.

Photo : Jean-Pierre Dalbéra. © Adagp, Paris, 2025.

THOMAS COEX / AFP.

DR.

DR.

DR.

DR.

DR.

© Château de Versailles, Dist. GrandPalaisRmn / Christophe Fouin.

© Château de Versailles, Dist. GrandPalaisRmn / Christophe Fouin.