« Les idées par essence et par destination sont de libre parcours », selon la formule popularisée par Henri Desbois, éminent spécialiste du droit d'auteur. Aussi, la propriété littéraire et artistique ne protège que les œuvres originales concrétisées dans une forme perceptible aux sens : c’est la forme qui permet à l’œuvre d’exister. La Cour de cassation l’a d’ailleurs rappelé de manière très claire en 2015 : « La propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés. » Alors que l’installation de Christo et Jeanne-Claude déchaîne les passions, qu’en est-il de son appréhension par le droit ?
Protection à géométrie variable
En 1985, Christo et Jeanne-Claude ont estimé que le fait pour un tiers d’éditer des cartes postales représentant l’emballage du Pont-Neuf, sans leur autorisation, constituait une contrefaçon. La cour d’appel de Paris leur a donné raison en 1986 au motif que « l’idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-Neuf et de ses lampadaires au moyen d’une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l’Île-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mise en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale ».
Les artistes ont alors souhaité protéger leur idée en voulant interdire l’emballage des arbres sur les Champs-Élysées par des tiers. Bien mal leur en a pris car le tribunal de grande instance de Paris a jugé en 1987 que la loi « ne protège que des créations d’objets déterminés […] et non pas un genre ou une famille de formes qui ne présentent entre elles des caractères communs que parce qu’elles correspondent à un style découlant d’une idée, comme celle d’envelopper des objets ». Aussi, « un artiste ne saurait prétendre détenir un monopole de ce genre d’emballage et l’accaparement de l’enveloppement de tous les arbres non plus que de tous les ponts-voûtes qui présentent quelque ressemblance avec le Pont-Neuf ».
En somme, l’idée d’empaqueter des ouvrages dans l’espace public n’est pas protégeable, mais la même idée peut l’être à partir du moment où il y a une création matérialisée : la formalisation de l’empaquetage de l’Arc de Triomphe est bien protégée par le droit d’auteur ; l’idée d’empaqueter un monument ne l’est pas.
Adieu l'idée, vive l'originalité
En effet, depuis le fameux ready-made de Duchamp et la dématérialisation de l’œuvre d’art, l’adoption d’une approche plus intellectuelle de la création gagnerait à être promue. Cela suppose une redéfinition de la notion de forme capable de tenir compte des modes de productions artistiques actuels. Certes, la Cour de cassation a pu affirmer en 2008 que « l’approche conceptuelle de l’artiste qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun, s’[est] formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale », mais cette solution conduit à des lectures juridiques contradictoires et n’est guère satisfaisante pour les installations artistiques.
La position du juge français qui refuse de protéger les idées des artistes contemporains pourrait encore se justifier aujourd’hui – bien qu’ils disposent toujours de la possibilité d’agir sur le fondement d’une action en concurrence déloyale ou sur le parasitisme artistique. Or, qui dans le monde de l’art ne relie pas l’idée d’empaqueter des monuments publics à Christo et Jeanne-Claude ? Il est vrai que sans les idées, il n’y aurait peut-être ni œuvre ni droit, et le problème réside dans la confusion sciemment entretenue entre la forme et le fond. Dès lors, il est peut-être temps pour le droit d’apporter de la nuance dans la maxime de Desbois en reconnaissant aux artistes un véritable droit d’auteur sur leurs idées.
Ce n’est pas pour rien que certains juristes plaident pour qu’il n’y ait plus qu’un seul critère de protection des œuvres : l’originalité qui constitue la véritable valeur économique de la création. Il y a là un revirement qui nécessiterait d’affirmer que lorsque la part d’originalité d’une œuvre est plus forte que celle de la banalité, la première doit l’emporter. Un droit de propriété au profit des artistes dont émanent des idées originales et concurrentielles pourrait alors sortir du purgatoire : ni la Constitution ni le Code civil n’y font obstacle. Il est certain que l’art de Christo et Jeanne-Claude est bien plus qu’une idée, c’est la quintessence de l’originalité qui jaillit du tréfonds de leurs êtres.